Bordeaux Aquitaine Marine

Naufrage de la Lise, au cap des Aiguilles - 1840

extrait de : Charles d' Héricault - Histoire nationale des naufrages et aventures de mer - Gaume, Paris, 1879
Le mystère qui, dès les premières nouvelles reçues de ce naufrage, entoura la catastrophe, les soupçons qui surgirent immédiatement, la contradiction qu'on remarquait entre la conduite de notre consul et les précautions prises par la justice anglaise du Cap de Bonne-Espérance, donnèrent à cette affaire un intérêt exceptionnel. Un journal d'alors, le Temps, annonça, au commencement de juillet 1840, qu'il venait, selon toute apparence, de se passer aux environs du Cap, un horrible drame, aussi sombre que les plus affreux qu'eussent enregistrés les Annales maritimes. Un navire, la Lise , allant de Maurice à Bordeaux, avait fait naufrage, en février 1840, au cap des Aiguilles près du Cap de Bonne-Espérance. Ce navire connu pour sa solidité et commandé par un marin expérimenté, le capitaine Lecacheux, transportait un grand nombre de passagers. On ne connaissait pas encore les détails du naufrage, mais on était frappé de ceci : tout l'état-major, les passagers, les domestiques de chambre avaient péri, l'équipage avait été sauvé, notamment un matelot qui avait la cuisse cassée avant l'événement. Un seul passager avait reparu, c'était un passager du gaillard d'avant, qui frayait avec les matelots. Les effets des matelots et de ce passager semblaient avoir été préservés exclusivement à tous autres. En arrivant au Cap, les matelots paraissaient fort munis de numéraire. Enfin la mer avait rejeté sur le rivage les corps des passagers et du capitaine, et l'on avait retrouvé des traces de blessures faites à coups de couteau. La justice anglaise s'était émue tandis que notre consul restait fort calme. Voilà les premières nouvelles. Une autre feuille, le Journal du Havre, répondait au Temps qu'il concluait un peu vite et trop bruyamment. L'affaire était connue depuis longtemps et, en effet, il avait couru de mauvais bruits. Mais, bien qu'il y eût dans l'aventure des détails peu explicables, rien ne semblait autoriser l'hypothèse d'une révolte. Le Temps donnait d'ailleurs des renseignements inexacts. Ainsi le matelot à la jambe cassée était un mousse qui était resté dans le navire on l'avait trouvé et sauvé le lendemain. Quant aux blessures, elles avaient fort bien pu être faites par les pointes des roches et des coraux sur lesquels les cadavres avaient roulé. Le Temps ripostait en annonçant que les matelots de la Lise étaient venus à Nantes la justice les avait saisis. Le Courrier de Bordeaux, port auquel appartenait la Lise , prenait la parole de son côté. Il annonçait que quatre matelots de la Lise étaient arrivés à Bordeaux, six à Nantes ; deux étaient restés au Cap. L'un des passagers avait embarqué 10,000 piastres en or, et deux sacs d'or ; on n'avait retrouvé que 5,000 piastres. Le passager d'avant, dont il a été parlé plus haut, venait aussi de débarquer à Bordeaux. C'était un boulanger nommé Ratineau ; il avait perdu pendant le naufrage 200 balles de café, et pourtant, disait le Courrier, il paie son hôtel en souverains d'or. Il se trouva que ce Ratineau était à Nontron. Là-dessus le journal l'Union de Nontron entra dans la lice. M, Ratineau se plaignit vigoureusement « des calomnies atroces qu'on répandait contre un laborieux artisan qui avec un modeste pécule rentrait avec transport dans sa ville natale, où, au lieu d'être reçu à bras ouverts par ses amis, ses parents, sa mère, sa vieille mère, il est considéré comme un objet d'épouvante et d'horreur. » Il annonce qu'il court à Bordeaux, poursuivre les calomniateurs. Immédiatement le Temps reconnut que les marins de la Lise étaient de braves gens et que les soupçons n'avaient pu planer sur eux que parce que les faits avaient été mal connus, mal rapportés. Le Courrier de Bordeaux avait déjà publié un récit du naufrage, écrit par un matelot avec une candeur qui pénétrait jusqu'au cœur même du style et qui rendait à la fois l'innocence des accusés fort claire et la phrase des plus obscures : « Le 9 mars, la Lise ayant à son bord une douzaine de passagers se rendait à Table Bay. A quatre heures on apercevait la terre. Le capitaine croyait avoir doublé le cap des Aiguilles, si fertile en naufrages. Chacun se réjouissait. On se croyait à l'abri de tout danger et, le soir venu, on rentra dans les cabines, en s'entretenant, dit notre matelot, dans la douce espérance d'avoir achevé la plus dangereuse partie de la traversée. Vain espoir ! On s'était éloigné de la terre aperçue dans l'après-midi. A dix heures, on la signala encore, et on avertit le capitaine qu'on apercevait un feu. Le capitaine répondit que c'était impossible. Toutefois il monta et aperçut, en effet, la terre. Il cria immédiatement au matelot Perronneau, qui tenait la barre : - Barre à tribord. Le bâtiment vint au S.-O un quart O. Un quart d'heure après, le capitaine vint ordonner au matelot de mollir la barre pour éviter le tangage. Malheureusement, capitaine, dit Perronneau, ce n'est pas un coup de tangage, mais un coup de talon. Le capitaine hésitait à croire, lorsqu'un second coup vint ébranler le bâtiment. Aussitôt le reste de l'équipage et les passagers, demi-nus, montent sur le pont. La quille continue de frapper avec violence sur le rocher. On cargue le grand perroquet et la misaine et on amène les huniers pour soulager le navire. On tire quelques coups de canon en signe de détresse. Bientôt le gouvernail est emporté. Rien ne peut dégager le navire, qui se trouve sur le flanc. La mer déferle avec fureur sur le côté que la Lise lui présente et emporte les hommes avec les débris. Le navire s'entrouvre, la dunette manque sous les pieds. Officiers, passagers, matelots, sont précipités, renversés et se relèvent plus ou moins blessés. Ils se rendent sur la partie du navire qui est encore hors de l'eau. Mais chacun comprend le sort qui l'attend, et les cris de désespoir et d'adieu, les plaintes, les gémissements, se mêlent au sifflement du vent, au bruit de la chute des mâts, aux craquements du navire et aux rugissements de la mer furieuse. Une des passagères, femme d'un riche commerçant qui l'accompagne sur le navire, madame Rey, est montée des premières. Comme il fait très froid, un matelot lui offre sa capote. La courageuse femme la donne à son mari qui se désole : – Tiens bon Rey, mon ami, prends courage ; quant à moi, je n'ai pas peur. En effet on l'entend sans cesse encourageant les matelots et les engageant à ne pas trop s'exposer. Un coup de mer l'entraîne, un matelot la retient, mais un second coup les prend et les enlève tous deux. M. Rey se désespère. – Votre fortune vous perd, lui dit le second. En effet, c'est à cause de son chargement qu'on a débarqué au Cap, et quelques mois auparavant un navire anglais, chargé également par lui, a fait naufrage au même endroit. Bientôt M. Rey, puis le second, puis le capitaine, puis à peu près tout l'équipage disparaît. On n'aperçoit plus qu'un vigoureux matelot, Pierre, qui, renversé de la hune, se dirige vers l'avant du navire. Il appelle, personne ne lui répond. Il appelle encore. Il entend une voix qui crie : - Nous sommes quatre sur le mât d'artimon. Il appela encore, la voix cria : – Nous ne sommes plus que deux. Il appela encore, rien ne répondit plus. Le jour va paraître, Pierre entend une voix faible qui crie dans une autre partie du navire : – J'ai la jambe cassée, secourez-moi. Prends courage, répond Pierre, qu'un autre gémissement appelle près du bord. Il voit un de ses compagnons, jusque-là pendu à un reste de bastingage et que la mer emporte. Il le ramène dans le petit îlot de planches qui émerge encore hors de l'eau et il se précipite de nouveau au secours du blessé que la mer avait aussi saisi et qu'il ramène auprès du premier compagnon. Le jour est venu, Pierre se jette à la mer pour gagner le rivage : - Ne nous abandonnez pas, ah ! ne nous abandonnez pas, lui dirent les deux malheureux qu'il a sauvés . – Soyez tranquilles, je vais chercher du secours. Mais toute sa crainte est de tomber sur une côte déserte, ou pis encore, au milieu des sauvages dont la férocité lui est connue. Dans le trajet, il voit quelques-uns de ses compagnons qui essaient aussi de gagner le rivage. Un jeune novice dispute aux lames une pièce de bois qui lui échappe sans cesse ; furieux, épuisé de fatigue, il demande au boulanger Ratineau, le seul passager qui survive, et qui nage à côté de lui sur un débris, il lui demande un couteau pour mettre fin à son angoisse. - Que dis-tu, malheureux ! s'écria le brave boulanger ; ah ! ne nous abandonnons pas, Dieu aura pitié de nous. Pense comme moi à ta mère. Le novice fou et furieux appuya sa gorge contre un gros clou, mais le flot balance la pièce de bois tient le clou et le malheureux ne peut parvenir à se blesser. Tous deux arrivent au rivage. Un autre naufragé, affolé comme le novice, mais d'une folie joyeuse, le mousse, est assis tranquillement sur le bout d'une vergue, il chante au milieu des lames furieuses, il se laisse bercer par la mer exaspérée et il arrive au rivage sans le moindre effort. Bientôt treize naufragés sont réunis dans une cabane trouvée non loin du rivage. Le vaillant boulanger court au bord de la mer chercher dans les débris quelques provisions qui puissent nourrir ses compagnons. Pierre avise à sauver les deux malheureux restés sur le navire. Jusqu'au 24 les survivants de la Lise vivent là, en disputant leur vie et leur nourriture aux sauvages et aux Hollandais qui sont venus piller le navire. Au bout de ces quinze jours l'agent consulaire français, - averti par une lettre du mousse, qui a retrouvé sa raison et le seul qui sache bien écrire - arriva et emmena les naufragés au Cap. Les corps du capitaine, de M. et madame Rey et de la plupart des victimes ont été rejetés sur le rivage et enterrés là. « Une simple planche marque leur dernière demeure. « Que la terre leur soit légère conclut le matelot. Un autre de ces matelots, Perronneau, dont je parlais plus haut, adressa une lettre au Temps qui l'imprima. Il confirme dans ses principaux détails le récit précédent. Une vague, écrit-il à la fin de son récit, m'emporta dix minutes avant que le navire ne sombrât. Je saisis au hasard quelques débris, et après de longs efforts j'arrivai sur le rivage, non sans avoir entendu bien des cris de désespoir. Je gravis avec peine des rochers sur lesquels je tombai à chaque instant. J'avais une blessure à la jambe droite. A quelque distance du rivage, j'aperçus une hutte en paille je me refugiai. Elle était déserte. J'y tombai sans connaissance. Je revins à moi quand trois de mes compagnons d'infortune arrivèrent. De ce nombre était le boulanger. Celui-ci, en furetant, trouva dans la case un pantalon et un gilet sec. Il s'en couvrit et s'en retourna au rivage au-devant des autres compagnons qui pourraient s'y sauver également. Nous rencontrâmes dans ces parages l'équipage et le capitaine du navire anglais qui avait fait naufrage peu de jours avant, et à peu près au même endroit. Ils nous accueillirent comme des frères, et mirent à notre disposition leurs bâtiments et leurs provisions et nous aidèrent à préserver du pillage les débris de notre navire. Perronneau termine par une invocation à madame Rey, l'idole de l'équipage, à l'épouse du capitaine Lecacheux, et proteste avec indignation contre les accusations dont l'équipage de la Lise est victime. L'ensemble des faits et ces protestations paraissent avoir convaincu les contemporains de l'innocence des matelots et du vaillant boulanger.
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