Bordeaux Aquitaine Marine

Le Bien Aimé de Bordeaux, saisi à Port-au-Prince le 5 mai 1794

Le navire marchand le Bien Aimé appartenant à David Eyma de Bordeaux, est saisi à Port-Républicain (nom donné par les

révolutionnaires à Port-au-Prince). Un capitaine bordelais véreux et traitre à sa patrie, des fonctionnaires de l’amirauté

malhonnêtes, un conflit de juridiction. Les commissaires civils de la République rendent leur verdict le 9 mai 1794 :

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS.

NOUS, Etienne Polfrel et Léger-Félicité Sonthonax, Commissaires civils de la République, délégués aux iles françaises de l'Amérique

sous le vent, pour y rétablir l'ordre & la tranquillité publique.

Vu les déclarations faites par devant nous, le cinq du présent mois, par le citoyen Lataste , commandant en second du navire du

commerce le Bien-Aimé , de bordeaux , & par les citoyens Denis Toufîet , maître d'équipage & Pierre Delrieu , matelot à bord dudit

navire.

Vu aussi la plainte portée, le même jour, par Barthélémy Déjean, capitaine dudit navire, à Coulon, commissaire aux classes au

département de l'ouest de l'île Saint - Domingue, l'interrogatoire subi par Lataste & l'information faite par-devant ledit Coulon.

Considérant qu'il réfute des déclarations de Lataste, de Touflet & de Delrieu, que Déjean à manifesté le désir de voir la ville du

Port-Républicain au pouvoir des anglais ; qu'il a proposé à son équipage de sortir le navire de la rade & de le livrer aux anglais ; que

n'ayant pas trouvé son équipage disposé à seconder ses vues, il a fait enlever & descendre à terre , à différentes reprises , l'argent

appartenant à ses armateurs ; qu'il a voulu , en outre , faire mettre à bord d'un bateau faisant le cabotage , deux caisses de vin qui

étoient destinées pour les malades de son bord.

Considérant que le fait relatif à l'enlèvement du vin, est constaté par l'information faite sur la plainte de Déjean , & avoué par la

plainte même.

Considérant qu'il résulteroit de cette plainte & de cette information, que c'est l'équipage qui a voulu abandonner la rade du Port

Républicain. Considérant qu'au milieu de ces inculpations réciproques , il est impossible de se dissimuler que le navire le Bien-aimé,

sa cargaison, son produit & ses dépendances, sont en de très-mauvaises mains, & qu'il est nécessaire de pourvoir d'une autre

manière à l'intérêt de l'armateur.

Considérant que les intentions du capitaine Déiean sont d'autant plus suspectes , qu'à son arrivée dans la colonie il s'est montré

l'ennemi de la république & de la loi ; qu'il a introduit dans la colonie, sans en faire fa déclaration, un passager venu de France sans

passeport , connu par des meurtres , des brigandages , & par ses principes contre-révolutionnaires ; qu'il a favorisé l'évasion de ce

même passager qui étoit détenu à son bord, en vertu d'un arrêté de la municipalité de Saint-Michel , & des ordres de la commission

civile.

Considérant que d'autres renseignemens nous indiquent Leclerc, juge de l'amirauté , comme ayant recelé au moins une partie de

l'argent & de l'argenterie, enlevée du bord du navire le Bien- aimé.

Considérant que la plainte portée au commissaire des classes par Déjean & l'information faite fur cette plainte n'ont été qu'une

contre-batterie dressée contre les déclarations que Déjean savoit que Lataste , Touffet & Delrieu faisoient , au même instant , par

devant nous.

Considérant que le commissaire des classes étoit sans caractère pour recevoir la plainte de Déjean , & pour informer sur les faits

contenus en cette plainte.

Considérant que l'article X du titre 2 du livre premier de l'ordonnance de la marine, du mois d'août 1681 , n'attribue juridiction

qu'aux juges de l'amirauté pour tous les crimes & délits commis sur la mer , Jes ports, havres & rivages.

Considérant que Coulon n'a entrepris de justifier ses actes de juridiction que par les dispositions des articles 1 & 2 des arrêts du ci-

devant conseil , des 21 juin 1753, & 11 juillet 1759, & par une lettre du ministre Laluzerne, à Duchilleau , gouverneur, & à Marbois ,

intendant des îles françaises sous le vent, du 23 avril 1789.

Considérant que les arrêts du conseil & les lettres des ministres n'ont jamais été regardés comme lois , même dans l'ancien régime,

lorsque la puissance absolue d'un seul se permettoit tout.

Considérant que les deux arrêts du conseil , de 1753 & de 1759, n’autorisoient le commissaire des classes à recevoir les plaintes

des capitaines, officiers & matelots, et à constater les faits qui y avoient donné lieu , que dans le cours des revues qu'il était chargé

de faire à l'arrivée des navires dans la colonie; que la lettre du 23 avril 1789 ne lui attribue la police correctionnelle sur les

équipages des navires que pour les délits qui se commettent à terre.

Considérant que Coulon ne faisoit point la revue à bord du navire le Bien-airné , lorsqu'il a reçu la plainte du capitaine & qu'il a

informé sur les faits qui y étoient énoncés ; & que les prétendus délits dont on lui rendoit plainte avoient été commis à bord & non

à terre.

NOUS AVONS ORDONNE ET ORDONNONS CE QUI SUIT:

Art. I. Leclerc, juge de l'amirauté au Port-Républicain, sera, sur le champ, mandé par-devant nous , pour être interrogé fur les

dépots d'argent , argenterie & autres effets qu'il a reçus de Déjean , capitaine du navire le Bien-aimé, de Bordeaux, armateurs David

Eyma, & Eyma frères.

Art. II. En cas d'aveu, il versera, sur-le-champ , dans la caisse ou dans les magasins de la république les sommes d'argent & autres

effets dont il se sera reconnu dépositaire , & dont il lui sera donné bonne & valable décharge parle trésorier-payeur de la colonie &

par le garde magasin.

ART. III. En cas de dénégation, Leclerc fera mis en état d'arrestation ; & il sera fait par le commandant de la place , à la diligence &

en présence du contrôleur de la marine, toutes fouilles & perquisitions nécessaires , dans la maison & dans le jardin dudit Leclerc. Il

sera dressé procès verbal desdites fouilles & recherches. Les sommes d'argent, pièces d'argenterie et autres effets qui seront

trouvés, seront remis, sur le champ, au trésorier-payeur ou au garde-magasin, qui en fourniront leur récépissé au bas de

l'inventaire d'iceux.

Art. IV. A la même diligence & même présence que dessus, il sera procédé par un officier de l'amirauté , autre que Leclerc, à

l'apposition des scellés sur les panneaux & écoutilles du navire Le-bien-aimé , & sur toutes les chambres, coffres & armoires,

pouvant contenir des effets , argent ou marchandises appartenans à la cargaison.

Art. V. Les livres de bord ne seront point mis sous le scellé ; ils feront cottés & paraphés par l'officier de l'amirauté, par premier et

dernier feuillet, & par lui remis au contrôleur de la marine.

Art. VI. Lors de la reconnaissance &. levée des scellés , il sera fait inventaire de tout ce qui sera trouvé à bord dudit navire. Les

déficits feront constatés par la comparaison de l'inventaire avec les livres de bord.

Art. VII. Tout l'argent & autres effets qui feront trouvés à bord dudit navire, appartenans à la cargaison , qui ne seront pas de

nature à composer la cargaison de retour, ou à servir aux besoins du voyage, & ceux qui seront de nature à se détériorer par un plus

long séjour à bord, seront pareillement déposés dans la caisse ou dans le magasin de la République, comme il est dit es articles II &

III , ci-dessus.

Art. VIII. Lesdits effets & marchandises, ainsi que ceux mentionnés ésdits articles II 6c III, seront vendus à l'enchère aux formes

usitées pour les ventes publiques des effets & marchandises de l'administration.

Art. IX. Les sommes qui proviendront de ladite vente , ainsi que celtes qui auront été trouvées en espèces, appartenantes à la

cargaison, seront converties en traites sur le trésor de la République, à l'ordre des armateurs, ou employées à leur profit, & pour

leur compte & risques, en denrées coloniales , selon que le capitaine qui commandera le navire le jugera plus convenable aux

intérêts de son armateur.

Art. X. Lesdites denrées coloniales lui seront fournies au prix du cours, par l'administration.

Art. XI. Le substitut faisant fonctions de commissaire national, près le tribunal de l'amirauté, rendra plainte des faits énoncés dans

les déclarations ci-dessus visées, à la charge dudit Déjean & de ses complices ; il sera informé desdits faits par-devant le juge de

l'amirauté, autre que Leclerc ; & le procès sera par lui fait & parfait jusqu'à sentence définitive contre ledit Déjean & ses complices.

Seront, à cet effet, lesdites déclarations, ainsi que l'interrogatoire que nous ferons subir d'office audit Leclerc, envoyés audit

substitut pour servir de dénonciation.

Art. XII. Déclarons nulles, & de nul effet & valeur, la plainte portée, par le capitaine Déjean, à Coulon, commissaire aux classes,

l'information faite par ledit Coulon, l'interrogatoire qu'il a fait subir à Lataste, & tout ce qui s'en est ensuivi ou pourrait s'en suivre.

Défendons audit Coulon & à tous officiers d'administration d'en faire de semblables à l'avenir, à peine d'être poursuivis & punis

comme coupables d'actes tyranniques & arbitraires.

Art. XIII. Sera la présente décision, imprimée, publiée & affichée partout où besoin sera, aux frais dudit Coulon, au payement

desquels il sera contraint par corps, & par la saisie & vente de ses propriétés mobiliaires & immobiliaires; elle fera en outre

enregistrée à la commission intermédiaire, à tous les tribunaux de la colonie & envoyée à tous les bureaux de l'administration.

Requérons les gouverneurs-généraux, par intérim, & ordonnateurs civils, par intérim, des divers départemens des îles françaises

sous le vent, de tenir la main, chacun en ce qui les concerne, à l'exécution de ladite décision.

Fait au Port - Républicain , le 9 mai 1794 , l'an troisième de la république française.

Polvfrel, Sonthonax.

Par les commissaires civils de la République.

Muliett, secrétaire adjoint de la commission civile.

Au Port-Républicain, de l'Imprimerie de la Commission civile.

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