Bordeaux Aquitaine Marine
La Vie à Lacanau en 1627
d'après Yves Blot & Patrick Lizé – Le naufrage des portugais – Chandeigne, Paris, 2000
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NAUFRAGE DES PORTUGAIS
Le 12 janvier 1627, la caraque portugaise Sao Bartlomeu, fait naufrage sur la côte du Médoc, devant Lacanau. Ce navire appartient à une flotte
revenant des Indes. Cette flotte, prise dans une interminable tempête au large de la Corogne, va être poussée vers le fond du golfe de Gascogne
et tous ses bâtiments vont venir s'échouer sur la côte de Bayonne jusqu'au Médoc, faisant quelques 2.000 morts et abandonnant sur le rivage
tout le trésor ramené des Indes.
Le récit qui suit, est extrait d'un rapport manuscrit qui a été rédigé le 25 janvier 1627. Le naufrage est dramatique à environ une lieue de la côte.
Cette grande caraque puisqu'elle avait un port de 1600 tonneaux, avait 500 personnes à bord. On ne comptera que 16 survivants, dont le
capitaine. Quant à la cargaison, elle contient toutes sortes de produits exotiques fort chers et une grande caisse nombreux diamants.
La nouvelle n'arriva à Bordeaux que cinq jours plus tard. Le duc d'Epernon qui régnait sur le région, comprit immédiatement l'intérêt financier et
« dépêcha quatre de ses gardes sur lesdits lieux, commanda à ses officiers de s'y transporter en toute diligence pour faire le devoir de leurs
charges, et se résolut de s'y acheminer lui-même deux jours après pour apporter tout ce qui dépend de son pouvoir et autorité à ce qu'il ne fût
point fait de tort à ces pauvres gens-là, et tâcher de faire ce qui se pourrait conserver de ce débris.
S'étant donc approché jusqu'à un lieu appelé Lacanau, il apprit par les habitants du pays qu'il y avait encore cinq ou six grandes lieues de
chemin à faire de là jusqu'au lieu où ladite caraque s'était perdue, et qu'à cause des grandes et continuelles pluies qu'il avait fait dont [une]
partie du chemin était inondée, il lui serait impossible de passer, qu'il fallait nécessairement faire douze heures en un jour, à savoir six en allant
et six au retour, sans trouver une seule maison pour retraite, et d'ailleurs qu'il fallait faire 3 lieues à pied sur des montagnes de sable où les
chevaux ne pouvaient aller.
Cela contraignit mondit seigneur de rebrousser chemin et s'en retourner sur ses pas en cette ville, après avoir donné tout le meilleur ordre qu'il
lui fut possible pour la conservation des marchandises qui restaient dudit naufrage. Ayant envoyé ses gardes sur la côte pour empêcher les
voleries des habitants circonvoisins, qui de 10 lieues ou environ ont accoutumé d'accourir à ces occasions, comme ils ont fait à celle-ci depuis le
jour dudit naufrage, pour piller et emporter tout ce qu'ils peuvent, de manière que ce qu'on pourra sauver sera fort peu de chose.
Mondit seigneur a commandé de plus à ses officiers de faire un bon procès-verbal de tous ce qui se pourra retirer dudit naufrage et faire
dresser des cabanes au bord de la côte pour mettre ce qui se pourra sauver à couvert, en attendant qu'avec le beau temps on les puisse
transporter ailleurs.
Il sera pourtant très difficile de conserver les marchandises car, outre qu'elles flottent sur le bord de la mer depuis le jour dudit naufrage
jusqu'à présent, l'on croit que l'eau et l'orage de la mer auront tout gâté. Il est impossible que le charroi aille sur les lieux, et les peuples
circonvoisins ont eu loisir et commodité de se pré¬valoir du mauvais temps, de piller, fracasser les balles à coups de haches et faire mille
ravages auxquels on n'a pu remédier à cause de la constitution des lieux montueux environnés de forêts de sapin de 3 lieues d'étendue, où ils
ont leur retraite.»
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MEMOIRE ACCOMPAGNANT LA CARTE GENERALE DU MEDOC DE MASSE.
« Ce qu'il y a de plus remarquable en cette carte, c'est la forêt de Lacanau qui est presque toute de bois de pinada, où les habitants du pays ne
laissent pas de tirer un grand profit, pour le brai, résine et goudron qui s'y fait, qui est un labeur très pénible; et les ouvriers sont presque à
demi-sauvages, plusieurs demeurant dans ces bois, partie habillés de peaux, et vont presque en toutes saisons pieds et iambes nues, et ils ne
portent ni collets, ni cravates, ni chapeaux, non plus que presque tous les habitants du pays, dont la plupart ne laissent pas d'être aisés
quoiqu'ils paraissent très pauvres par leurs habillements, et sont assez bien meublés chez eux quoique leurs maisons ne soient bâties que de
bois et de terre, ne s'y trouvant point de pierre, et le plus grand défaut qu'ils ont, c'est d'être joueurs, vice assez commun dans tous ces
quartiers, car l'on trouve des paysans qui joueront à une séance des 300 à 400 francs, et qu'à les voir à leurs habits, ils touchent de compassion.
Ils sont aussi fort adonnés au vin, et quand ils s'y mettent, ils en ont pour sept à huit jours, surtout les pasteurs, dont il y en a qui sont les
maîtres, de fort aisés, qui ont des troupeaux de moutons de 700 ou 800 moutons dont à partie sont à eux, et il y a des paysans qui ont des
troupeaux jusqu'à 1500 ou 1600, sans compter les vaches et chevaux et autres bêtes.
À l'égard des dunes contenues en cette carte, qui font la conti¬nuation de la grande côte de Médoc, elles sont de même nature que les
précédentes, excepté qu'en cette contrée, ce sont presque les plus hautes qui sont le long de cette côte, s'en trouvant qui ont près de 18 ou 20
toises d'aplomb.
Il n'y a ni port ni rade, ni aucune chose de remarquable tout le long de la grande côte de la mer. Pas un seul arbre, ni buisson, ni pierre pour se
reconnaître. Les buttes ou dunes, que le vulgaire appellent puthe, changent souvent de situation et de figure selon le caprice des vents, et c'est
une affreuse destinée aux navigateurs qui ont le malheur d'échouer le long de cette côte, courant le même danger que ce qui est dit au
mémoire précédent, et ils n'ont qu'un seul endroit, non plus que la carte du 3e carré, par où ceux qui se sauvent du naufrage puissent aborder
dans les terres habitées.
Ce n'est pas qu'ils manquassent communément de guides, si les habitants ou cotegeaires, ou résiniers, étaient un peu plus charitables, mais
ceux-ci sont plus avides du profit de leurs dépouilles que de les secourir, quoiqu'ils soient à présent un peu plus humains qu'ils n'ont été
autrefois par le bon ordre que l'on y tient; pourvu que les naufragés aient soin de se tenir en troupes, ils tardent peu à trouver des gens qui les
viennent visiter, car d'abord que les naturels du pays connaissent des vents impétueux, ils sont alertes soit de nuit ou de jour à courir le long de
la côte, car cette nation ne craint point la peine, d'abord qu'il y a apparence de quelques gains.
Depuis que l'amirauté a un soin exact pour empêcher les désordres, les marchands ne laissent pas que de retirer une partie de leurs effets,
quand ils sont assez heureux d'être échoués assez haut pour qu'ils ne soient pas tout d'un coup brisés de la mer qui est communément tout le
long de cette côte presque en toute saison agitée par les différents bancs de sables mouvants qui ne découvrent point; et quand il fait un vent
d'ouest un peu violent, la mer fait dresser les cheveux du plus hardi car elle forme des vagues qui font un bruit épouvantable et paraissent
presque aussi hautes que les dunes, et toute la mer paraît blanche, et à grand peine s'entend-on parler coude à coude. Pour les vaisseaux qui
ont le malheur de se trouver proches de la côte dans pareil temps, ils sont sans ressources, les vents les élevant avec tant d'impétuosité qu'en
retombant sur le sable qui est communément ferme, et en plusieurs endroits de gra¬vier dur, ces bâtiments donnant dessus se brisent en un
instant comme du verre ; la côte est toute garnie de ces débris des vaisseaux qui sont échoués en différents temps. La difficulté du charroi à
tra¬vers les dunes empêche que les habitants n'en aillent chercher les débris, excepté les effets les plus légers et plus précieux, et encore
coûtent-ils beaucoup de frais...
À La Rochelle, le 25 février 1708.»