Bordeaux Aquitaine Marine

1904, Le port de Bordeaux en crise

Extrait de Léon Paul. Les grands ports français de l'Atlantique. In: Annales de Géographie. 1904, t. 13, n°70. pp. 322-333.

Placé sur l'estuaire de la Gironde dans une situation analogue à celle de Nantes, Bordeaux a gardé sur le port de la Loire le grand avantage de pouvoir offrir le long de ses quais une profondeur de 7 m. Ce tirant d'eau qui permet une entrée directe de la plupart des navires, se trouve cependant insuffisant pour les cargo-boats de très fort tonnage. Le port de Bordeaux devait donc, comme les autres ports en rivière, compléter son outillage par la création d'un avant-port. Situé à Pauillac à 50 km vers l’aval, il assure des profondeurs moyennes de 8 m et des profondeurs maxima de 9,25m. Toutefois les relations entre Bordeaux et Pauillac ne sont nullement comparables à celles qui existent entre Nantes et Saint-Nazaire. Pauillac n’a aucune autonomie. C’est une entreprise bordelaise qui appartient il est vrai à une société particulière mais pourrait dans l’avenir être rattachée au port de Bordeaux sans difficulté sérieuse. Pauillac n’est même pas un port maritime. C’est une gare de transbordement. Un appontement couvert de rails permet le passage direct du navire au wagon. Pas de terre-pleins, de magasins, d’entrepôts. Quelques usines ont pris possession des grands espaces vides qu’offrent les prairies riveraines. La principale est celle des Hauts Fourneaux de Pauillac qui rappelle par sa situation les aciéries de Trignac Saint-Nazaire et consomme 100000 tonnes, la moitié des arrivages destinés à l'appontement. Il n’y a rien toutefois qui ressemble ou doive jamais aboutir à la création une ville industrielle Devant les hauts fourneaux isolés dans la campagne, des troupeaux errent à travers champs. Pauillac n’a aucune vie propre. Il constitue un utile complément d'outillage dont Bordeaux si souvent encombré se passerait difficilement. Les navires d’un fort tirant d’eau ont intérêt à livrer directement les marchandises aux wagons. Ils utilisent comme fret de retour les poteaux de mines venant des Landes par le chemin de fer du Médoc. Si la création de Pauillac n’a pas déterminé la naissance d’une grande agglomération ouvrière, on ne trouve pas non plus à Bordeaux les signes d'une prospérité industrielle analogue à celle de Nantes. C’est uniquement comme port de commerce que Bordeaux s’est développé, et comme tel, il souffre aujourd’hui d’une stagnation relative. Son rôle commercial est fondé non pas sur le passage des marchandises en provenance ou destination de l’intérieur mais surtout sur la mise en valeur de ressources locales ou strictement régionales. Bordeaux à sa prospérité précoce au commerce des vins qui constituait comme pour Nantes celui des sucres, un véritable monopole et en a fait de bonne heure un des premiers ports français. Il a bien conservé la physionomie d'un port exclusivement consacré au négoce. Toutes les vieilles maisons d’armement et de commerce s’alignent le long des quais de la rive gauche auxquels les allées tracées par les intendants du 18e siècle forment un majestueux arrière- plan. Sur ces quais, peu de docks et de magasins. La température est clémente. Les bâches suffisent le plus souvent à couvrir les marchandises, des merrains en chêne de Hongrie, des poteaux de mines en bois des Landes, des boîtes de conserve des caisses eau-de vie, surtout des barriques de vin. Quand le vin va tout va dit un vieux dicton bordelais. Malheureusement le vin ne va pas beaucoup mieux que jadis le sucre à Nantes. Bordeaux est en train de traverser vingt ans plus tard une crise analogue à celle dont Nantes est sortie si brillamment transformée. Il y a plus d'un trait commun dans histoire des deux villes.

Le port de Bordeaux en 1903

Il est rien de plus dangereux pour une place de commerce que de fonder ses bénéfices sur la vente d’une unique spécialité. La sécurité du présent empêche de se préparer aux changements qui peuvent survenir et s’endort dans une fatale routine. L’histoire de Bordeaux en est un frappant exemple. Le commerce des vins doit compter aujourd’hui avec des concurrences nouvelles. Les produits de l’Australie et de la Californie, de la Crimée et du Caucase ont une large place sur le marché. Le monopole exercé par les vins de France va sans cesse en diminuant. D’autre part, la vente s’est trouvée atteinte par les tarifs douaniers de 1892 empêchant l’entrée des vins d'Espagne indispensables pour le coupage. Ele s’est ressentie de la suppression des entrepôts spéciaux qui fabriquent le gros vin, le véritable vin industriel. Les négociants bordelais sous peine de renoncer à une part importante de leurs affaires ont s’installer de l’autre côté de la frontière espagnole. Une importante colonie est établie au port de Passages ; le coupage s'effectue dans des chais bordelais et cette petite conque rocheuse voisine de Saint- Sébastien est devenue le lieu expédition des vins ordinaires principalement destinés à l’Amérique du Sud. Ces causes diverses de diminution se traduisent nettement dans la statistique. Les importations de v ins qui étaient en 1871 de 2 380 000 quintaux métriques n’ont plus atteint que 1 622 000 quintaux en 1892, 1 125 000 en 1893 et 468 000 en 1901. Leur valeur est passée aux mêmes dates de 63 millions à 43, à 29 et à 10. L’exportation qui était en 1890 de 1 331 000 quintaux métriques n’est pl us en 1901 que de 890 000 et sa valeur a baissé de 159 79 millions Il est pas exagéré, on le voit de parler de la crise du port de Bordeaux. On ne peut que difficilement espérer le retour des affaires perdues. Il faut songer à remplacer plutôt qu’à restituer la prospérité vinicole. Dans quelles voies s’orientera désormais Bordeaux. le port cherchera-t-il les éléments une fortune nouvelle ? Les commerçants bordelais habitués comme les Nantais autrefois aux affaires faciles se sont longtemps reposés sur la sécurité des situations acquises. On n’a pas épargné les railleries la génération enrichie « aux fils d’armateurs », « aux lords du bouchon ». Bien que jusqu’à présent des efforts comparables à c eux de Nantes aient pas été tentés pour le relèvement de Bordeaux, on peut prévoir une utilisation meilleure des ressources très variées dont dispose le commerce du port. Bordeaux demeure le grand marché de vente de la morue. A la fin de la campagne, les navires de pêche la plupart bretons viennent en masse aux sècheries de Bègles. Les voiliers légers et robustes s’alignent en rangs serrés tout au fond du port devant le grand pont de pierre construit en 1811 et qui ferme vers l’amont l’incomparable bassin maritime de la Gironde. Cette pêche bretonne est commanditée par des maisons bordelaises qui expédient le poisson en Espagne, pays de grande consommation demeuré tributaire de la France. C’est pour Bordeaux un tonnage peu considérable sans doute mais qui représente une valeur de près de 20 millions de fr. En dehors des ressources de la pêche qui été un des éléments les plus anciens et les plus stables de la prospérité bordelaise, il existe des possibilités de trafic dont beaucoup jusqu’ici sont restées négligées. C’est ainsi que la Compagnie du Midi doit encore chercher à Saint-Nazaire son approvisionnement en briquettes. Une usine se crée pour rendre Bordeaux ce trafic qui doit logiquement lui revenir. Une fabrique de ciment se fonde pour utiliser la clientèle d’Espagne. Les pierres des Charentes commencent à s’expédier dans l’Amérique du Sud pour la construction des grandes capitales telles que Rosario et Buenos-Aires, élevées sur les boues fluviales. Il y a là un trafic nouveau vers des pays dont les relations avec Bordeaux sont fort anciennes. Le tonnage déjà est suffisant pour nécessiter l’installation d’une grue de 15t. On signale de même un mouvement de 10 000 à 15 000 t de machines agricoles, commerce récent destiné sans doute à s’accroître. Enfin Bordeaux se préoccupe de la création d’une ligne franco-canadienne qui apporterait à Angoulême des cargaisons de pâtes de bois. Une entente été conclue avec la maison Worms pour fournir le fret de retour drainé depuis Hambourg dans les ports de Atlantique. Il y a un ensemble de tentatives qui paraissent devoir amener dans quelques années un accroissement de trafic de 200 à 300 000 t. L’ingéniosité des Bordelais pourrait d'ailleurs tirer partie d’autres ressources encore ici inutilisées. C’est ainsi que l’esturgeon de nos côtes va se faire traiter en Russie et nous revient sous forme de caviar. Il n’a pas d’usine à Bordeaux pour l’extraction des essences des pins landais. Les bois vont se faire traiter à Londres ou Venise. Le développement récent pris à Bordeaux par l’enseignement industriel par les cours portant sur l’utilisation des matières végétales ne saurait manquer exercer une heureuse influence sur le développement général du trafic. Si Bordeaux est resté principalement un port de négoce destiné aux marchandises chères, il reçoit néanmoins d’importants arrivages de matières premières nécessaires à l’industrie. On voit se produire à Bordeaux, au point de vue de l’utilisation des diverses parties du port, une sorte de division du travail. En dehors des quais de la rive gauche, réservés au trafic des marchandises de détail, il se manutentionne environ 1 300 000 t de fret lourd. Les arrivages de houille de 1890 à 1901 ont passé de 400 000 à plus de 900 000 t.

Projets d'agrandissement

Les bois de construction, les poteaux de mines occupent aussi une part importante dans le mouvement général. Il a donc fallu chercher en dehors des quais les emplacements nécessaires. Le trafic s’est porté, tout comme à Nantes, sur la rive qui fait face à la ville et vers l’aval des quais urbains. Les appontements de Queyries construits sur la rive droite en 1890 forment le port aux charbons. On peut manutentionner aisément 1 200 t par jour. D’autre part, à l’aval des quais de la rive gauche, un bassin à flot a été construit dès 1882. Les terre-pleins en sont occupés par des chantiers de bois, une halle aux laines et les ateliers de construction Dyle et Bacalan qui fournissent à nos Compagnies de chemins de fer une part importante de leur matériel. Deux cales de radoub dont la plus longue mesure 180 mètres complètent cet outillage. C’est de ce côté que doit se faire désormais l’agrandissement du port de Bordeaux On ne peut continuer les quais ni sur la rive gauche qui devient convexe et ne présente plus des profondeurs suffisantes, ni sur la rive droite les terre-pleins ne tardent pas à manquer. Il n'est pas possible de continuer le port en rivière. C’ est à la construction un deuxième bassin à flot que tendent les projets actuels d’agrandissement. Les crédits inscrits au programme de travaux publics de 1901 vont servir à l’édifier au moins partiellement à la place du réservoir qui alimente le bassin existant. En arrière se préparent les terrains de la zone d'extension future. Les vases draguées dans la Gironde sont refoulées par un ingénieux système de pompes et de canalisation qui permet le comblement des marais bordelais. C’est une grande entreprise qui a des siècles d'histoire. Henri IV s'en était déjà préoccupé. Les ingénieurs hollandais y avaient travaillé sous son règne. La question fut l'objet, de la part de Napoléon, d'un décret rendu de Moscou, enjoignant au corps des Ponts et Chaussées d'avoir à dessécher les marais dans un délai de six mois. On juge de la stupeur causée par cet ordre inexécutable. Alphand fut le premier qui entreprit l'œuvre avec méthode, mais sans disposer d'un outillage suffisant. Aujourd'hui s'aménagent de vastes terre-pleins pour l'agrandissement du port, plus loin des terrains à bâtir ou des champs réservés à la culture. A Bordeaux, comme à Nantes, le sol de la ville future s'édifie sur les vases fluviales recueillies par le dragage. Ainsi le développement général de l'outillage semble permettre dans l'avenir la création d'un port industriel, doté des grands espaces nécessaires pour l'installation des usines. Quelles que soient d'ailleurs ces possibilités lointaines, Bordeaux, ne se contentant plus aujourd'hui d'utiliser les ressources purement locales, essaie non pas seulement de créer le fret, mais de l'attirer, non pas seulement de mettre en valeur les richesses de la région, mais de devenir le port d'expédition et de transit de tout le Midi. Sa destinée se trouve donc liée, comme celle des autres ports de l'Atlantique, à la valeur même des voies de transport qui le desservent : voies navigables et chemins de fer.

La voie fluviale

Au

point

de

vue

des

transports

par

eau,

Bordeaux

occupe

une

situation

privilégiée.

Le

mouvement

de

batellerie

est

intense

dans

tout

l’arrière-pays.

Les

corps

morts

placés

dans

la

Gironde

permettent

le

déchargement

direct

des

navires

dans

les

gabarres.

On

y

manutentionne

177

000

t.

de

marchandises.

D'autres

viennent

s'amarrer

aux

quais

inclinés

en

pente

douce

qui

alternent

avec

les

quais

droits.

Jusqu'à

Portets

se

suivent

une

trentaine

de

stations

fluviales

dont

le

trafic

atteint

en

moyenne

une

dizaine

de

mille

tonnes.

Il

en

est

même

dont

l'importance

est

beaucoup

plus

considérable,

comme

Barsac

par exemple, dont le mouvement dépasse 80 000 t.

le quai aux gabares en 1903

Tout l'arrière-port de Bordeaux est consacré à ce trafic fluvial. Sur les quais de la rive gauche s'alignent d'innombrables baraques en bois, minuscules entrepôts les commissionnaires de transports reçoivent les blés et les farines de la Dordogne, les fruits, les oignons, les légumes du Sauternois. Chacune de ces petites boutiques représente un trafic annuel d'environ 10 000 t. En arrière, d'immenses terre-pleins sont couverts de pierres à bâtir venant de l'amont et destinées à la ville. Sur les quais, aucun outillage. Les mariniers refusent de se servir d'engins mécaniques. La journée qu'ils passent au port leur suffit pour manutentionner à bras leur modeste cargaison. Leur matériel n'a généralement qu'une faible jauge. Certaines de ces gabares sont de véritables boîtes couvertes, sorte de coches d'eau à marchandises, dont la capacité ne dépasse pas 4 ou 5 t., mais qui, grâce à l'absence de tous frais d'exploitation, transportent à bien meilleur compte que les wagons de chemins de fer. Gabares et barques partent ensemble au premier flot de marée. L’immense flottille bruyante et grouillante se range en train non sans peine et s’attelle au remorqueur qui doit la conduire au canal du Midi. Malgré l’intensité de cette vie fluviale dans la région bordelaise, le commerce du port ne pénètre pas très loin dans l’intérieur par la batellerie. Bordeaux a sur Nantes et sur La Rochelle le grand avantage être desservi par une voie eau praticable et continue. Mais la continuité en est plus apparente que réelle. Les dimensions des chenaux et des écluses diffèrent sur la section du canal latéral la Garonne et sur celle du canal du Midi La circulation est gênée par les courbes trop brusques, les ponts trop bas, parfois aussi le manque eau. Cette voie demeurée en 1898 dans la dépendance de la Compagnie des Chemins de fer du Midi n’a pas été comprise au programme des grands travaux qui ont donné à notre réseau navigable des dimensions uniformes et d'une constitution homogène. Aussi la batellerie n’a-t-elle pu s'organiser. On se sert encore de la vieille barque massive de l’époque de Riquet. Il existe à Toulouse quelques compagnies de navigation. Il n'en existe pas à Bordeaux. Le fret, faute d’une organisation commerciale, subit des variations considérables et demeure à un taux élevé. Le rachat du canal du Midi par l’Etat s’est traduit aussitôt par des améliorations notables et par des abaissements de prix sur la voie ferrée parallèle. Mais la grande artère de jonction entre Atlantique et la Méditerranée devrait semble-t-il remplir un rôle économique plus important que celui de simple régulateur des tarifs de chemins de fer Ce rôle ne sera possible que par la complète transformation de la voie actuelle. Une société d’origine très récente Le « Sud-Ouest navigable » a formulé en ce sens des voeux nombreux et précis et le programme des travaux publics de 1901 qui prévoit l’établissement d’un gabarit uniforme pour les canaux de Bordeaux à Cette, tend à leur donner satisfaction. Grâce à la réalisation de dimensions identiques : un tirant eau de 1,80 m et des écluses de 30 m sur 5,50 m, la circulation des chalands de 250 t s’effectuera sans obstacle. Toutefois ce changement de dimensions, l’accroissement même du trafic qui en résultera obligent à chercher des ressources d’alimentation nouvelles que les anciens réservoirs ne sauraient fournir. Un projet fort intéressant consisterait créer dans la haute vallée de l’Aude un barrage-réservoir au-dessous duquel une usine hydro-électrique distribuerait la force nécessaire à l’établissement de la traction mécanique le long des rives du canal.

Le chemin de fer

Quels que doivent être les résultats des efforts tentés pour rendre au canal du Midi le rôle que lui assignait sa position géographique, c’est sur les chemins de fer que Bordeaux doit compter aujourd’hui presque exclusivement pour desservir son commerce. Or, si l’on met à part la ligne de Bordeaux à Cette, on ne peut que constater une fois de plus l'absence de courants transversaux bien organisés entre l'Est et les ports de l'Atlantique. En 1853, à l'époque des grandes concessions de chemins de fer, une Compagnie, celle du « Grand central », s'était fondée pour exploiter la ligne de Bordeaux à Lyon. Mais dès 1857, les Compagnies P.-O. et P.-L.-M. s'en partageaient les tronçons. Depuis lors, ces deux Compagnies, fidèles à la politique du plus long parcours, ont porté tous leurs efforts sur l'organisation des lignes les plus longues, dirigées vers Paris et le Nord. De récentes pétitions des Chambres de Commerce intéressées ont mis en lumière l'insuffisance des relations actuelles entre Bordeaux et Lyon[1]. Pour le service des voyageurs, il n'existe que des trains de nuit, marchant à la vitesse commerciale de 40 à 45 km. Un seul train de jour, de Lyon à Bordeaux il n'en existe pas en sens inverse part à 5 heures du matin pour arriver à minuit et demi, soit une vitesse commerciale de 32 km à l'heure. Le voyageur trouve avantage à passer par Cette, malgré l'allongement du parcours. Au point de vue de la circulation des marchandises, la configuration du réseau du Midi, qui n'est pas allongé comme les autres du Nord au Sud, est plus favorable aux courants transversaux. Du moins les détournements de trafic s'opèrent-ils à la frontière du réseau d'Orléans. Maintes fois, la Société pour la défense du commerce de Bordeaux, a élevé des plaintes à ce sujet. La Compagnie d'Orléans combine avec la Compagnie du Nord des tarifs très réduits pour les ports de la Manche, détournant un trafic qui devrait appartenir à Bordeaux. Les laines de Mazamet s'expédient avec avantage par Dieppe, Rouen ou Dunkerque, malgré une distance quatre fois plus grande que celle de Bordeaux. Toutefois, ces détournements demeurent nécessairement limités, puisqu'ils ne sont possibles qu'aux stations-frontières. Il semble peut-être que ce soit moins l'élévation des tarifs que la longueur des délais de transport qui détournent le trafic de Bordeaux vers d'autres ports plus favorisés. Tandis qu'entre Lyon et Bordeaux (625 km.) le délai de transport réglementaire est de 16 jours, il est de 8 jours entre Bâle et Dunkerque (746 km.) ou Anvers (610 km.). Il convient d'ajouter, en outre, que, tandis qu'en France les délais sont souvent exploités jus qu'à la dernière limite, sur Anvers, le délai réglementaire doit être considéré comme nul, les envois en provenance ou à destination de ce port ne prenant jamais plus de 2 à 4 jours. Enfin, les marchandises, arrivant en gare de Bordeaux pour être exportées, doivent subir, jusqu'aux quais maritimes, les fâcheuses conséquences de la multip licité des réseaux et du manque d'entente entre les diverses entreprises de transport. Tous les efforts devraient, semble-t-il, tendre à faciliter l'accès des quais de Bordeaux et de Pauillac. Il faut au contraire franchir de nombreuses barrières.

Le réseau ferré de Bordeaux

Suivons une tonne de marchandises venant du réseau P. -0. et allant à Pauillac. Arrivée à la gare de Bordeaux elle a acquitté tous les frais de transport, mais c'est seulement que commencent les tribulations de l'expéditeur. Il faut payer 0 fr. 50 de la gare du P.-O. (gare de la Bastide) à celle du Midi (gare Saint-Jean) ; elle emprunte les voies de quai de la rive gauche. Sur ces voies situées en pleine ville, les trains, par mesure de sécurité publique, ne peuvent circuler que la nuit et à l'allure la plus lente. La carte suivante illustre parfaitement les propos de Paul Léon sur le handicap causé par la multiplicité des réseaux ferrés et le franchissement de la Garonne. En raison de cette exploitation difficile, la Compagnie du Midi prélève une taxe fort élevée de 1 fr. 25 par tonne. Arrivée au bout des quais, la marchandise allant à Pauillac trouve à la gare Saint-Louis une troisième Compagnie, celle du Médoc. Pour franchir les 49 kilomètres séparant la gare des appontements, il faut payer 2 fr. 20 par tonne, pour un tonnage minimum de 50 t. Mais si l'on ajoute les taxes payées à une Compagnie filiale de la Société des appontements, l'usage des mêmes appontements et divers frais accessoires, c'est encore 4 f r. 50 qu'il convient d'ajouter au prix de transport, soit en tout, de la gare de Bordeaux- Bastide jusqu'au navire attendant à l’avant-port, la somme colossale de 8 f r. 25, pesant sur chaque tonne. Il en coûte plus cher de traverser Bordeaux que de traverser l'Atlantique, et l'on conçoit que l'expéditeur préfère un autre point d'embarquement. Cette question des voies de quai pèse lourdement sur l'avenir du port de Bordeaux. Elle ne peut se résoudre que par l'entente des Compagnies d'Orléans et du Midi pour le rachat de l'ancienne Compagnie du Médoc, la construction d'un chemin de fer de ceinture doublant les voies de la rive gauche, dont la traversée est à la fois onéreuse et dangereuse, l'exploitation en commun de toutes les voies ferrées du port. encore, la coopération des divers éléments de l'outillage national s'impose avec la plus pressante urgence. L'étude des ports de l'Atlantique montre combien d'éléments divers et complexes concourent à la prospérité des grandes places de commerce maritimes : méthode et continuité dans l'exécution des travaux publics, collaboration des Municipalités et des Chambres de Commerce avec l'État, entente des diverses entreprises de transport dans les régions desservies. Ces conditions, nous l'avons vu, n'ont pas été pleinement réalisées. Au lieu de concentrer tout l'effort financier sur un grand port, puissamment outillé, desservant une zone étendue, l'État a disséminé les crédits, suivant les époques et les idées en cours, tantôt sur Bordeaux et Nantes, tantôt sur la Rochelle et Saint-Nazaire. Dans ces deux derniers ports, l'entente méthodique entre les pouvoirs publics et les pouvoirs locaux aurait résoudre de graves questions préalables, comme celle des adductions d'eau, le manque de coordination a rendu en partie stériles les sacrifices de l'État. La même absence de coopération se retrouve entre les diverses entreprises de transport intérieur. Entre voies navigables et chemins de fer, entre réseaux ferrés voisins, règne souvent une hostilité très défavorable aux intérêts publics. Tout récemment des chocolateries de Blois, faisant venir par eau du port de Nantes leur approvisionnement en sucre, la Compagnie d'Orléans, pour frapper d'interdiction la navigation de la Loire et déposséder Nantes de ce trafic, réalisa des tarifs si réduits entre Bordeaux et Blois que le courant de transport fut artificiellement déplacé malgré l'allongement considérable du parcours. Plus récemment encore, le Réseau d'État, faisant venir à Nantes des primeurs du Midi pour les exporter par Saint-Nazaire, la Compagnie d'Orléans, non seulement refusa tout tarif commun, mais arrêta les wagons dans sa gare de Nantes et les y maintint bloqués jusqu'après le départ du bateau qui devait en prendre le chargement. De très importants tonnages se trouvèrent ainsi perdus[2]. On ne saurait trop souhaiter de voir disparaître de pareils procédés de guerre et s'abaisser des barrières tracées suivant la configuration purement arbitraire des réseaux. Deux faits pourront dans une très large mesure contribuer à ce résultat. D'une part la loi récemment votée sur l'outillage national, qui consacre plus de 200 millions à l'amélioration de nos voies navigables, va donner à la batellerie une vitalité nouvelle. D'autre part la récente unification des services du contrôle commercial exercé par l'État sur les Compagnies va permettre d'étudier les tarifs de chemins de fer, en dépassant les frontières des réseaux particuliers pour envisager les transports sur l'ensemble du territoire. On peut espérer que ces réformes exerceront une heureuse influence sur l'avenir des ports de l'Atlantique, demeurés jusqu'ici singulièrement isolés de l'intérieur du pays, et qui, selon les paroles de Michel Chevalier[3] , semblent condamnés à mener, aujourd'hui comme au milieu du dernier siècle, « une existence solitaire ».

Paul Léon.

[1]

Voir

Office

des

transports,

art.

cités

:

Pétitions

Bordeaux-Lyon

et

Bordeaux,

Dijon

en

passant

par

le

Centre,

août

1903.

Relations

entre

le

Sud-Ouest, l'Est et l'Europe centrale. Rapport présenté à la Chambre de Commerce de Bordeaux, par Mr Alfred Kressmann, 5 novembre 1903.

[2] Chambre des députés, séance du 19 novembre 1903. Discours de Me Charruyer (Journal officiel, 1 903, p. 2793).

[3] Michel Chevalier, Des Intérêts matériels en France, 1813, p. 138

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