Bordeaux Aquitaine Marine
Gréé en trois-mâts de Bordeaux
par Armand Hayet, capitaine au long cours
Extrait de la Revue Maritime (mars 1953).
« Il en était des voiliers comme des hommes : ils avaient leurs défauts, leurs qualités, leurs marottes.
S'il
est
vrai
que
quelques-uns,
si
peu
nombreux,
ont
été
avec
ou
sans
raison,
qualifié
de
laids
ou
de
vicieux,
en
revanche
un
nombre
imposant
d'entre
eux
ont approché la perfection à la frôler. Ce qui se rencontre assez rarement chez les hommes...
Inévitablement, matelots et officiers qui avaient à se plaindre d'un bateau, l'insultaient d'abondance mais aussi le félicitaient s'il se conduisait bien.
En
outre
des
quelques
épithètes
assez
vertes
de
tout
le
monde
que
vous
devinez,
nous
disposions
pour
manifester
à
l'égard
d'un
navire
notre
colère
ou
notre
mépris - momentanés le plus souvent - d'une vingtaine d'expressions classiques dans la Marine depuis des temps très reculés.
Mais
en
plus
des
qualificatifs
terriens
tels
que
:
bon,
fameux,
fin,
nous
n'usions
que
de
cinq
ou
six
locutions
spéciales
pour
flatter
et
louer
un
navire.
C'est
peu.
Cette
pauvreté,
ce
manque
d'imagination
me
laissent
confondu.
Vraiment
les
marins
pour
cette
fois,
ont
fait
preuve
de
mesquinerie,
voire
d'ingratitude,
en
ne
découvrant
pas
une
longue
et
éblouissante
série
de
termes
dithyrambiques,
de
comparaisons
imagées,
pour
glorifier
des
bateaux
comblés
de
vertus
et
de
beauté.
D'un navire qui obéissait bien à la barre, qui tenait facilement sa route, on disait : « il gouverne comme un poisson », « c'est un vrai petit poisson ».
S'il s'élevait légèrement à la lame, sans mettre par trop le nez dans la plume, c'était « une mouette ».
Un très bon marcheur, glorieux de rapides traversées à son actif, était qualifié chez nous comme en Angleterre et en Amérique, de « fin clipper ».
Si ses formes étaient très élégantes, ses aménagements riches et spacieux, ses peintures et ses cuivres éclatants de propreté, c'était « un vrai yacht ».
Enfin,
quand
sans
être
un
vrai
yacht,
il
était
parfaitement
tenu
et
en
outre,
largement
pourvu
de
rechanges
de
toutes
sortes,
que
sa
cambuse
était
généreusement approvisionnée et sa table soignée, on résumait cet ensemble de supériorités par l'expression : « il est gréé en trois-mâts de Bordeaux ».
Si
l'adoption
du
qualificatif
clipper,
emprunté
au
vocabulaire
des
champs
de
courses
anglais,
est
de
date
relativement
récente,
(époque
de
la
découverte
des
mines d'or de Californie), par contre « gréé en trois-mâts de Bordeaux » - qui n'était plus guère employé à la fin de la Voile - remonte à beaucoup plus loin.
Bien que je n'aie retrouvé cette locution que dans des ouvrages postérieurs à 1810, elle devait être courante bien avant le début du XIXème siècle.
En
effet,
dès
le
XVIIème
siècle,
les
navires
armés
à
Bordeaux
avaient
déjà
la
réputation
d'être
beaucoup
mieux
aménagés,
entretenus
et
avitaillés,
que
la
plupart
de ceux attachés aux autres Ports du Ponant.
Des
long-courriers
bretons,
entre
autres,
n'hésitaient
pas,
paraît-il,
à
venir
mouiller
en
rade
du
grand
port
de
la
Lune
aux
eaux
limoneuses
et
violentes,
durant
quelques
jours
ou
quelques
semaines
-
on
ne
se
hâtait
pas
outre
mesure
en
ces
temps-là
-
en
se
faisant
passer
pour
des
navires
de
Bordeaux,
dans
le
but
de
racoler les naïfs partants pour les Isles.
Pendant
ce
séjour,
les
passagers
éventuels
échoués
dans
les
auberges
et
les
tavernes
de
la
ville,
ou
errant
sur
les
berges
du
fleuve,
le
cœur
lourd
d'appréhension
et
même
de
terreur
à
l'idée
de
l'aventure
qu'ils
allaient
tenter,
étaient
endoctrinés
par
de
beaux
parleurs
du
pays,
vendus
aux
déloyaux
concurrents
venus
du
Nord.
Invités
à
bord
en
visiteurs,
ils
étaient
choyés
par
le
Capitaine
lui-même,
qui
leur
faisait
admirer
deux
ou
trois
cabines
confortables,
si
l'on
peut
dire
!
les
régalait
de
copieuses collations arrosées des bons vins des coteaux de la Gironde.
Ainsi
abusés
par
ces
astucieux
navigateurs,
ils
n'hésitaient
pas
à
verser
la
forte
somme
et
prenaient
passage
sur
des
barques
sans
allure
qu'ils
ne
différenciaient
pas, dans leur ignorance, des bâtiments d'une toute autre classe arborant pavillon de l'Amirauté de Guyenne.
Mais dès l'appareillage et la descente de la rivière, c'était le désastre !
Seuls,
trois
ou
quatre
privilégiés
richissimes
occupaient
des
cabines
et
tous
les
autres
malheureux
:
hommes,
femmes,
enfants,
se
voyaient
parqués
en
tas
avec
leurs colis et une maigre paillasse dans l'entrepont sans air et sans lumière.
Finis
les
pots
de
Médoc
aux
reflets
d'or
ou
de
rubis
que
remplaçaient
une
mesquine
bolée
d'un
cidre
insipide
ou
le
plus
souvent
un
gobelet
d'eau
à
peine
claire
!
Envolés
les
poulets
dodus,
les
jambons
de
Bayonne,
les
réjouissantes
pâtisseries
auxquels
succédaient
les
fèves
et
les
pois
incuisables
et
le
hareng
sauret
tout
en
tête et en peau !
Non,
malgré
l'escale
par
le
travers
du
Château
Tropeyte
ou
des
collines
de
Lormont,
ces
vaisseaux
ne
cinglaient
pas
vers
les
côtes
d'Afrique
ou
les
Indes
Occidentales « gréés en trois-mâts de Bordeaux ».
Jusqu'à
la
mise
à
flot
de
l'admirable
flotte
des
long-courriers,
tous
parfaitement
entretenus,
abondamment
approvisionnés
en
matériel
divers,
offrant
pour
les
matelots
des
postes
spacieux
et
clairs,
pour
les
états-majors
des
logements
vastes,
garnis
d'un
mobilier
modernisé
et
confortable,
les
bateaux
de
Bordeaux
conservèrent jalousement leur supériorité et leur réputation.
En
1865,
le
Commandant
d'une
Frégate
française
approchant
l'ouvert
d'une
rade
des
Indes
et
apercevant
au-dessus
d'une
bande
de
terre
trois
mâtures
particulièrement
élevées
et
d'une
rectitude
parfaite,
s'étonnait
de
la
présence
en
ces
lieux
de
trois
bâtiments
de
guerre.
Mais
entrant
dans
la
rade
il
reconnut
son
erreur « très excusable, écrit-il, car il s'agissait en réalité de navires de Bordeaux ».
Sans
oublier
les
navires
qui
de
Bordeaux
faisaient
les
Antilles,
le
Golfe
du
Mexique
ou
la
Côte
Est
d'Amérique
du
Sud
-
certains
d'entre
eux
anciens
Cap-Horniers
-
je
revois
encore
quelques-uns
de
ces
vétérans
des
Mers
du
Sud,
construit
en
fer,
de
quelque
1500
ou
1800
tonnes
:
le
Rhône,
le
président
Thiers,
la
France
chérie,
le
Colbert,
qui
aux
alentours
de
1905
achevaient
leur
longue
et
honorable
carrière,
doublant
vaillamment,
inlassablement
les
trois
Caps
à
chacun
de
leurs
voyages
de douze à dix-huit mois.
Le
cuivre
régnait
en
maître
sur
leur
dunette
et
même
sur
une
partie
du
pont.
La
barre,
la
tortue,
les
clairevoies,
les
bancs
vernis,
les
seilles
en
bois
des
porte-
seaux du fronteau, les massifs râteliers du pied du grand-mât et du mât de misaine, en étaient ornés à profusion.
Ils
avaient
leur
râtelier
de
mât
d'artimon
entièrement
façonné
dans
le
jaune
métal
qui,
s'il
était
à
la
mer
recouvert
d'une
couche
de
céruse,
étincelait
en
rade
et
dans les ports pour recevoir un jeu de cabillots de parade également en cuivre.
Si
leurs
logements
ne
pouvaient
avoir
les
dimensions
imposantes
des
salons,
carrés
et
chambres
des
derniers
long-courriers
d'un
tonnage
bien
supérieur,
ils
étaient
agencés
avec
soin
et
coquetterie
et,
suivant
les
traditions
des
grands
armateurs
du
port
de
la
Garonne,
les
boiseries,
portes,
cloisons,
descentes,
étaient
d'acajou ou d'acajou et d'érable. Et comme sur la dunette et le pont, le cuivre s'y insinuait partout.
Le
mât
d'artimon
du
Colbert,
boisé
d'acajou,
traversait
la
Grand
Chambre
dans
son
extrême
partie
avant.
L'armateur
l'avait
fait
diaboliquement
ceinturer
d'un
solide râtelier d'armes tout en cuivre !
Huit
fusils,
huit
Kropatscheck
si
je
me
souviens
bien,
garnissaient
ce
râtelier
depuis
les
temps
anciens
où
les
navires
risquaient
encore
les
attaques
des
indigènes
des Iles d'Océanie. De cartouches ? Point ! Elles avaient été épuisées depuis des années par les Capitaines successifs au cours de tirs au requin.
Ces
fusils
sans
munitions
ne
pouvaient
être
vendus
ou
offerts
en
cadeau
aux
habitants
des
Archipels.
Démodés,
ils
étaient
également
sans
valeur
marchande
en
France et, pour simplement s'en débarrasser en les débarquant, il eût fallu payer des droits de douane !
C'est
pourquoi,
paraît-il,
ils
continuaient
de
naviguer
comme
objets
d'ornement
mais
en
réalité,
j'en
suis
convaincu,
pour
justifier
le
maintien
de
l'imposant
râtelier de cuivre. Et aussi pour la... distraction hebdomadaire des pilotins chargés de leur entretien et de leur graissage.
De
plus,
un
poêle
anglais
en
céramique
blanche
fort
ouvragée
resplendissait
sur
l'arrière
du
mât,
joliment
agrémenté
de
plusieurs
larges
cercles
et
de
bouches
de
chaleur, toujours en cuivre.
Ce
luxueux
appareil
de
chauffage
ne
servait
d'ailleurs
guère
plus
que
les
inoffensifs
Kropatscheck
car
dès
qu'il
était
allumé,
dans
les
grands
froids
des
Caps
ou
des
hivers
de
l'Atlantique
Nord,
en
même
temps
que
son
frère
plus
modeste
du
poste
d'équipage,
les
rhumes
jusque-là
tous
à
terre
je
suppose,
s'abattaient
en
masse
sur
officiers
et
matelots,
vite
unanimes
pour
réclamer
la
mise
bas
des
feux.
Pour
le
plus
grand
triomphe
du
maître-coq
«
qui
l'avait
bien
prédit
»,
n'oubliant
pas
que lui seul à bord pouvait, invulnérable, passer cent fois par jour de la fournaise de sa mayance à la glace du pont.
Vraiment,
ce
n'était
pas
sans
raisons
que
les
matelots
parlant
de
ces
trois-mâts,
s'exclamaient
mi-réprobateurs,
mi-admiratifs,
«
C'est
pas
des
bateaux
çà...
c'est
des mines de cuivre ! »
Quant
à
la
façon
dont
la
cambuse
des
navires
de
l'un
de
ces
armateurs
était
approvisionnée
et
à
l'honnêteté
des
menus
de
leur
carré
une
petite
anecdote
que
j'ai
vécue en ces temps archaïques, en donnera une idée exacte.
Ces
bateaux
après
avoir
déchargé
en
Angleterre
leur
cargaison
de
coprah
de
Tahiti
ou
de
bois
de
l'Oregon,
relevaient
sur
Dunkerque
pour
y
prendre
après
passage
en
cale
sèche,
quelque
300
tonnes
de
briquettes
de
charbon
à
destination
de
Papeete
ou
de
Nouméa,
pour
la
Marine
de
l'Etat.
Puis
ils
descendaient
sur
Bordeaux
avec leur nouvel état-major et un équipage réduit qui restaient à bord durant l'armement et le chargement en divers.
Chaque
jour
le
lieutenant
«
de
cambuse
»
dressait
une
liste
des
«
petits
vivres
frais
»
demandés
pour
la
journée
du
lendemain.
Cette
liste
était
remise
au
Capitaine d'armement qui la visait, avant de la faire parvenir aux fournisseurs de la Maison. Car c'était une Maison et non pas une Compagnie. Il y a une nuance...
Or
à
une
certaine
époque,
le
Capitaine
d'armement
malade,
fut
provisoirement
remplacé
par
un
vieux
Capitaine
en
retraite,
qui
s'était
autrefois
occupé
à
Dunkerque des navires de la Maison. Malgré ses nombreuses années de service, il n'avait probablement jamais embarqué sur un long-courrier de Bordeaux.
A
la
première
livraison
des
vivres
du
carré,
ce
fut
à
notre
bord
un
étonnement
général
puis
un
déluge
de
protestations.
Aucune
faute
de
la
part
du
fournisseur,
lui-
même
consterné.
Il
avait
scrupuleusement
exécuté
la
commande,
mais
la
liste
du
lieutenant
avait
été
complètement
bouleversé
par
le
Capitaine
d'armement
et
plutôt rageusement, à en juger par les traits de plume brutaux qui sabraient en rouge presque chaque ligne !
Et
durant
trois
jours
il
ne
subsista
plus
sur
la
fameuse
liste
quotidienne,
qu'un
hors-d'œuvre
au
lieu
des
deux
ou
trois
habituels
;
les
soles
ou
les
rougets
étaient
impitoyablement
remplacés
par
des
merlans
ou
des
limandes
;
le
rôti
de
veau,
de
porc
ou
les
rognons,
par
l'avantageuse
côte
de
bœuf
;
le
roquefort
ou
le
gruyère
par
le
fastidieux
hollande,
la
«
tête
de
mort
»
des
longues
traversées,
meilleur
marché
de
0
fr
40
à
la
livre
que
les
autres
fromages
!
Enfin
l'éternel
raisin
qui
ne
coûtait pas cher en Gironde, n'était plus accompagné d'autres fruits.
Naturellement,
réclamations
auprès
de
notre
Capitaine,
qui
bien
que
non
touché
par
ces
restrictions
puisque,
cela
va
sans
dire,
il
ne
prenait
jamais
ses
repas
à
bord, n'hésita pas à rendre compte à l'armateur.
Dès le lendemain tout était rentré définitivement dans l'ordre.
La
liste
du
jour
revint
en
effet,
les
rectifications
du
parcimonieux
Capitaine
d'armement
biffées
à
leur
tour
par
le
Chef
de
la
Maison,
qui
nous
envoyait
en
compensation une caisse d'un excellent vin provenant d'un gentil cru dont il était propriétaire.
Notre capitaine nous conta l'entrevue à trois, « au bureau » qui fut épique ; Elle se termina ainsi :
- Mais enfin ! mon cher ami, encore une fois, pourquoi modifier les demandes raisonnables du bord ?
-
Pourquoi
?
répondait
le
Capitaine
d'armement
sur
le
ton
de
l'homme
offensé,
mais
tout
simplement
parce
qu'on
n'a
jamais
vu
«
à
continuer
»
semblables
menus sur un bateau sérieux et que vraiment ces Messieurs exagèrent !
-
Mais
non,
si
leur
table
est
médiocre,
les
officiers
prendront
leurs
repas
à
terre
et
j'aime
mieux
qu'ils
s'absentent
le
moins
possible
du
bord.
Et
puis,
nous
sommes à Bordeaux, vous l'oubliez...
-
Oui,
oui,
je
sais
:
bateau
de
Bordeaux
!
Mais
il
y
a
des
limites
et
à
ce
train-là
vos
officiers
ne
tarderont
pas
à
n'être
plus
des
marins
et
votre
flotte
sera
composée de tout ce que vous voudrez sauf de bateaux !
- Sauf de bateaux ! Grand dieux ! De quoi alors ? s'exclamait l'armateur qui semblait beaucoup s'amuser.
- De n'importe quoi : d'hôtel-restaurants flottants, de yachts, de paquebots si vous voulez, mais assurément pas, de ce qu'on appelle un bateau !
C'est ce jour-là que j'appris que pour certains vieux marins les yachts et les paquebots n'étaient pas des bateaux.
Je
crois
n'avoir
jamais
connu
ou
entendu
parler
d'armateurs
aussi
respectueux
des
traditions
de
la
vieille
marine
que
le
propriétaire
de
ces
bateaux,
qui
n'étaient
pas des... bateaux.
On
n'embarquait
que
de
l'eau
douce
d'une
certaine
provenance,
que
le
pain
de
départ
d'une
antique
«
Boulangerie
de
Marine
»,
réputée
depuis
toujours
pour
fabriquer le seul pain se consommant frais durant des semaines..
Le
bateau
était
remorqué
jusqu'à
Pauillac
seulement
et
restait
là
mouillé
plusieurs
jours,
en
attente
de
vents
suffisamment
portants
car
depuis
ce
mouillage,
un
voilier qui se respectait devait obligatoirement descendre à la voile et non pas se faire remorquer jusqu'en dehors des passes de la Gironde.
L'armateur,
accompagné
de
ses
fils
qui
le
secondaient,
arrivait
alors
de
Bordeaux.
Il
s'assurait
que
tout
était
clair,
que
rien
n'avait
été
oublié,
et
entre
autres,
que
les
caisses
de
vin
de
sa
propriété
voisine
de
Pauillac,
destinés
à
l'état-major,
et
la
barrique
spéciale
pour
les
doubles
des
dimanches
et
jours
de
fête
de
l'équipage
avaient été embarquées.
Il prenait part au dernier repas précédent l'appareillage, assis à la droite du Capitaine, après avoir refusé la place sacrée de celui-ci.
Sur
la
dunette,
avant
le
commandement
:
«
tout
le
monde
au
guindeau
»
!
il
tirait
d'une
vaste
poche
de
sa
redingote,
une
impressionnante
enveloppe,
la
remettait
au
Capitaine
en
lui
disant
rituellement
:
«
voici,
Capitaine,
nos
instructions
pour
vos
opérations
commerciales
à
votre
arrivée
à
destination
et
pour
celles à envisager dans vos ports de relève éventuelle. Vous n'en prendrez connaissance que dans les beaux temps, à tête reposée, dans les Alizés. »
Puis
il
donnait
l'accolade
au
Capitaine,
serrait
la
main
aux
Officiers,
au
Maître
d'équipage
et,
du
plateau
de
coupée,
avant
de
nous
quitter,
adressait
à
tous
un
affectueux et solennel : « bon voyage mes amis et que Dieu vous ramène tous ! »
A
bientôt
cinquante-cinq
ans
de
distance,
je
le
revois
comme
je
le
voyais
de
mes
yeux
de
jeune
pilotin,
avec
sa
haute
stature,
sa
belle
barbe
appuyé
d'un
bras
sur
l'épaule de son fils et répondant au salut de notre pavillon en ôtant d'un geste large, son éternel chapeau haut de forme.
A
bord,
les
casquettes
se
soulevaient,
les
bonnets
s'agitaient.
Du
côté
des
fortes
têtes
de
l'équipage,
aucune
parole
moqueuse
ne
fusait,
aucun
sourire
narquois
n'abîmait ce moment assez émouvant dans sa simplicité.
Je
suppose
cependant
que
les
commentaires
ultérieurs
du
poste
n'étaient
pas
sans
comporter
quelques
réflexions
ironiques
sur
ces
adieux
amicaux,
et
aussi
pas
mal
de
comparaisons
plus
ou
moins
amères
entre
l'existence
toute
de
félicité,
réservée
à
ceux
qui
restaient
et
celle
toute
de
misère
de
Jean
Matelot
qui,
une
fois
de plus, allait durant des mois de des mois, briquer la lame l'Ouest.
Traditionaliste,
cet
armateur
était
également
royaliste
convaincu.
Aussi
la
présence
dans
le
port
d'un
de
ses
navires
un
jour
de
14
juillet,
donnait-elle
lieu
à
une
petite
cérémonie
qu'attendaient,
réjouis,
tous
les
initiés,
c'est-à-dire
l'ensemble
du
personnel
de
la
Capitainerie
du
Port,
les
douaniers,
les
équipages
des
bateaux
voisins et la foule des arrimeurs et des débardeurs.
A
huit
heures
quinze
-
le
quart
d'heure
de
grâce
écoulé
-
un
matelot
du
Bureau
du
Port
montait
à
bord
en
s'adressant
au
Capitaine
ou
au
Second
si
le
premier
était à terre, récitait sa leçon :
-
Cap'taine,
le
Lieutenant
de
Port
vous
fait
dire
que
vous
n'avez
pas
votre
petit
pavois
et
que
vous
n'avez
même
pas
hissé
votre
pavillon,
et
que
vous
devez
le hisser pour le 14 juillet.
-
Vous
direz
de
ma
part
au
Lieutenant
de
Port,
rétorquait
le
Capitaine,
que
je
ne
pavoise
pas,
ce
qui
est
mon
droit,
et
qu'en
outre
je
n'arbore
pas
les
couleurs le 14 juillet.
Quelques dix minutes plus tard, le matelot revenait, reprenait son petit discours complété par une menace.
-
Le
lieutenant
de
Port
vous
fait
dire
comme
çà
Cap'taine,
que
c'est
un
ordre,
que
c'est
le
règlement,
que
vous
devez
aujourd'hui
hisser
au
moins
vos
couleurs, que vous êtes punissable si vous n'exécutez pas.
Mais un des maîtres de Port qui ne se faisait pas d'illusions sur l'accueil que recevait l'envoyé de l'Administration, se dirigeait déjà vers le bateau en faute.
Courtoisement mais fermement, il transmettait à son tour l'ordre au Capitaine qui, mentant effrontément, répondait à cette troisième et dernière sommation :
- Je n'ai personne pour hisser mon pavillon mais si vous pouvez le hisser vous-même, et c'est votre droit, il est là dans la timonerie, à votre disposition.
Le
matelot
du
port,
connaissant
de
longue
date
les
coins
et
recoins
du
bateau
et
l'issue
des
pourparlers,
s'était
déjà
emparé
du
pavillon
et
l'envoyait
lui-même
à
la corne de brigantine, à la grande joie des spectateurs, trop heureux malgré leur bon républicanisme de voir brimer l'Autorité.
Cet
acte
de
rébellion
n'avait
pas
comme
conclusion
une
dure
sanction.
Plus
aimablement,
je
crois,
une
petite
note
de
frais
à
payer
au
Service
du
Port,
tout
comme pour une manœuvre effectuée par ledit Service au cas de carence du Bord.
Mais l'honneur de l'armement royaliste était sauf...
Par
contre,
le
jour
de
la
Saint
Louis,
le
grand
pavois
battait
fièrement
au
vent
à
bord
de
ces
bateaux
et
c'était
service
du
dimanche.
Ce
qui
faisait
expliquer
par
la
gent des quais toujours bien informée, à l'ignorant qui s'enquérait du motif de cette parure de réjouissance et de cet arrêt du travail un jour comme les autres :
« Eh ! tu ne sais donc pas que c'est aujourd'hui la fête de l'Armateur ! »
Lequel, d'ailleurs, n'avait pas prénom Louis.
Cet
armateur
de
long-courriers
à
voiles,
mal
conseillé,
s'enhardit
un
jour
jusqu'à
acquérir
deux
vapeurs
qu'il
affecta
aux
voyages
d'Algérie.
C'était
une
folie.
Il
ne
put s'adapter à la vie trépidante, aux exigences d'usine, à la ponctualité déprimante, aux équipages nouveau style, des bateaux à mécanique.
Songez
que,
catholique
pratiquant,
il
ne
voulait
pas
voir
besogner
au
chargement
ou
au
déchargement
le
dimanche,
et
que
cette
perte
de
temps
était
en
partie
rattrapée par des heures ruineuses de travail supplémentaire de nuit.
Cela
ne
pouvait
durer
longtemps.
Deux
de
ses
chers
trois-mâts
se
perdirent,
dont
un
corps
et
biens
en
1898.
Un
autre
fut
condamné,
celui
qui
était
le
plus
embelli
de cuivre et qui, comble de la cruauté du Destin, devint, mâture rasée, un sinistre ponton à charbon affourché au fond d'une triste petite baie de pêcheurs.
Ils
ne
purent
être
remplacés
et
peu
après
hélas
!
la
maison
à
son
tour
sombra
définitivement,
ayant
tenu
à
honneur
de
faire
naviguer
ses
derniers
bateaux
jusqu'à
leur ultime traversée : « vraiment gréés en trois-mâts de Bordeaux ! »
Armand Hayet