Bordeaux Aquitaine Marine

BACALAN, son passé, son avenir…

Documents réunis et souvenirs d’Adrien ETCHEVERRY.

Avant de parler du quartier de BACALAN, nous devons prendre en compte le développement de la ville de Bordeaux. BORDEAUX s’est construit sur une zone marécageuse qui suivait la rivière jusqu’à son embouchure et cela sur une largeur qui pouvait aller sur plusieurs kilomètres. A chaque cru de la rivière, de larges zones étaient inondées en laissant au passage ce limon marron que l’on nomme « Palu ». C’est une terre pauvre qui ne permet pas de faire des cultures rentables.

(Ph.-01)-Gravure montrant la ville de BORDEAUX en 1450.On aperçoit à gauche une zone humide.

Afin de prévenir des crus de la Garonne et d’assécher les terrains jouxtant le fleuve, Henri IV lance des travaux de constructions de digues. C’est en 1599 que les jurats bordelais confient au Hollandais Conrad Gaussens le soin d’assécher les marais. On sait leur grande connaissance dans la construction de digues montées sur des fagots de bois pour les stabiliser. Ils vont intervenir dans de nombreuses zones autour de Bordeaux dont Bruges où ils laisseront une trace dans la construction de l’église St Pierre. Au XV° ou XVI° siècle sur les fondations d’une tour carrée romane, fut rajouté un clocher d’inspiration flamande. Il est couronné d’une flèche pyramidale en ardoise, cantonnée de quatre clochetons. Orienté face aux vents dominants, ce qui explique son inclinaison vers l’ouest et que l’on retrouve sur de nombreux clochers en Hollande.

D’où vient le nom de BACALAN ?

Le nom de BACALAN vient du nom de famille « BACALAN » originaire de Sauveterre de Guyenne qui au 17 ème siècle était une famille

protestante qui a compté parmi ses membres de nombreux parlementaire bordelais dont Arnaud de BACALAN avocat général qui fit bâtir une

maison d’agrément avec un beau jardin qui donne par la suite son nom au quartier en 1650 pour la première fois.

Magasin aux vivres de la Marine

(Ph.-02)-Une vue du Magasin aux vivres de 1820

à 1930

Les problèmes de ravitaillement de la Marine devinrent de plus en plus importants au cours du 18ème siècle, notamment lors de la guerre d’Indépendance américaine. Alors qu’initialement il était prévu uniquement d’implanter à Bordeaux des ateliers de salaison, la décision fut prise par l’administration royle de construire un vaste édifice où seraient centralisées la préparation et la distribution des vivres pour la Marine. On choisit donc un espace libre dans le quartier de Bacalan sur la rive gauche de la Garonne, où se trouvaient déjà implantés des entrepôts (notamment celui des tabacs) et des manufactures. La réalisation fut confiée à Joseph TEULERE, né en 1750, originaire de l’Agenais qui, après avoir débuté comme compagnon, avait réussi à passer tous les examens nécessaires pour devenir ingénieur. Autour de 1777, il avait été affecté en cette qualité au service de la Marine à BORDEAUX, ce qui lui valut notamment de travailler en 1789 au Phare de Cordouan. Le projet définitif du magasin des vivres de BACALAN fut arrêté en mars 1786 et sa construction démarra dès cette année. Bien que n’étant pas totalement achevé, il commença à fonctionner dès 1788. Il s’agissait d’un ensemble de bâtiments organisés autour de cinq vastes cours, dont les charpentes étaient de véritables prouesses d’ingénieur. Placé à l’alignement du quai, sa façade se présentait à deux niveaux, avec entrée principale et entrées latérales en plein cintre. Devant se trouvait une place ombragées d’arbres (actuelle place Paulin), ayant à droite et à gauche deux édifices servant d’abattoirs. En 1824, on y installa un atelier pour la conservation des viandes selon la méthode d’APPERT (Nicola APPERT né le 17 novembre 1749 et mort le 01 juin 1841 est l’inventeur de la méthode de conservation des aliments en les stérilisant par la chaleur dans des contenants hermétiques comme des bouteilles en verre puis plus tard dans des boîtes métalliques). Les bâtiments sont répartis autour de cinq grandes cours. Les celliers peuvent contenir 4707 tonneaux de 1000 litres; il y a en outre deux énormes foudres destinées au mélange des vins et pouvant recevoir 25000 litres pour effectuer des mélanges de vins le plus homogènes possibles. Une cale d’embarquement, avec voie Decauville (système de rails espacés de 60 cm fixés sur des fers plats de petites longueurs afin de pouvoir les emboîter et ainsi faire un circuit de roulage pour wagonnets), met le magasin en communication directe avec la rivière et permet l’embarquement facile des produits.

(Ph.-03)-Vue d’une voie Decauville

Projet de bassin à flot

En 1840, un négociant de BORDEAUX, Monsieur Raoul BALGUERIE, soumit à l'Administration un projet de Docks comportant l'établissement, sur la rive gauche du port, de deux Bassins à Flot et de Magasins-Entrepôts avec Banque de prêts. Soit que le besoin de la création projetée ne se fût pas encore manifesté avec une évidence suffisante, soit que le projet fût incomplet, l'affaire n'aboutit pas. Vers 1852, une nouvelle tentative fut faite par une Compagnie qui venait de se constituer pour la construction et l'exploitation des « Docks de la Gironde », La question des Docks fut, à cette époque, traitée par quelques économistes et ingénieurs éminents. Monsieur Horace SAY publia une étude dans le « Journal des Economistes » (Novembre et Décembre 1852) sur un établissement de ce genre qu'on voulait fonder à PARIS. Des mémoires importants furent présentés par M. CHICHE au nom de la Compagnie des Docks de la Gironde. En 1855, M. FLACHAT, Ingénieur civil, soumit, à la Chambre de Commerce de Bordeaux, un projet de bassin à flot à établir dans le quartier des Chartrons et sur une partie de l'emplacement du jardin public actuel. Tous ces projets furent repoussés, parce que l'entreprise présentait, au point de vue industriel, un aléa trop considérable. Nombre de bons esprits pensaient d'ailleurs que la création projetée devait constituer principalement une amélioration de l'outillage du port et qu’il y avait lieu de la dégager de toute intervention spéculative. Les assemblées électives du département de la Gironde, notamment le Conseil général, le Conseil d'Arrondissement et la Chambre de Commerce de BORDEAUX, insistaient pour que l’Etat s'emparât de la question. De son côté, l'Administration s'était préoccupée de l'éventualité inquiétante de l'insuffisance de la rade et des quais verticaux; elle constatait que la zone des grandes profondeurs s'amoindrissait tous les jours et cela coïncidait précisément avec de nouvelles exigences de la navigation. Les navires qui fréquentaient le port devenaient, en effet, de plus en plus nombreux, leurs dimensions, leur calaison surtout, étaient bien supérieures à celles des bâtiments qui les avaient précédés. Les navires à vapeur tendaient à se multiplier et ils apportaient avec eux des besoins spéciaux auxquels il fallait donner satisfaction. Un avant-projet de Bassin à flot, dressé par les Ingénieurs, fut, après une assez longue étude et enquêtes, approuvé par décret du 27 Juillet 1867, qui déclara les travaux d'utilité publique. Ces travaux devaient être exécutés par l'Etat, et un Service Spécial fut créé dans ce but. En vertu de la loi du 20 mai 1868, la Chambre de commerce devint concessionnaire des terrains situés le long des quais Sud du Bassin à flots et destinés à servir d'emplacement aux Magasins-Docks. Aussi, en vue d'activer l'exécution des travaux pour lesquels l'Etat n'aurait pu fournir que des crédits restreints, la Chambre consentit à lui faire l’avance, moyennant le remboursement en quinze annuités avec intérêts à 4 %, d’une somme de dix millions. Plus tard, quand la construction d'une forme de radoub fut décidée, le montant des avances de la Chambre fut porté à 14.500.000 francs. Pour se couvrir de la différence des intérêts qu'elle aurait à supporter elle obtint la concession d'une taxe de 0,20 % par tonneau de jauge applicable aux navires Français et Etrangers, autres que les caboteurs, entrant chargés dans le port de Bordeaux. En outre, le décret du 19 Juillet 1878 concéda à la Chambre de Commerce, à titre perpétuel, la construction et l'exploitation des Magasins-Docks, avec obligation de délivrer aux Entrepositaires des Warrants et récépissés détaillés des marchandises entreposées. Les travaux du Bassin à flot ont été commencés en 1869, c'est-à-dire après l'expropriation des terrains et les études nécessaires pour la préparation des projets définitifs. L'activité qui avait été déployée au début a dû se ralentir pendant et après la guerre de 1870-71. En 1874 l'Administration décida qu'une « forme de radoub » serait établie sur les dépendances du Bassin à flot et il fallut y employer une notable partie des ressources pour ne pas retarder la mise en exploitation du Bassin. L'ouverture du Bassin à flot a eu lieu le 20 Octobre 1879 bien qui il ne fût pas encore terminé.

Déroulement des travaux sur une décennie

Le premier Bassin à Flot est commencé en 1869 et fut mis en service le 20 octobre 1879 (bien qu’il ne fut pas terminé) et totalement fini en 1882. Le deuxième Bassin à Flot fut réalisé entre 1906 et 1911. La surface totale des plans d’eau des deux bassins est d’environ 20 ha. Le Bassin 1 possède 1120 m de quai et le Bassin 2 possède 960 m depuis la construction de la Base Sous-Marine. La forme de radoub n° 1 fut construite à partir de 1873 et la forme n° 2 à partir de 1906. La forme n° 1 a une longueur de 157 m et la forme n° 2 a une longueur de 107 m. La grande écluse a une largeur de 22 m et une longueur entre les deux portes de 152 m.

Evacuation des déblais lors du creusement

Une opération aussi conséquente que le creusement d’un bassin d’une superficie de 101.000 m2 sur une profondeur d’environ 10 m, posait tout naturellement le problème de l’évacuation et du stockage des déblais à extraire. Les déblais transportés par wagonnets tractés par des petites ou fortes locomotives vont servir à combler la gravière de BACALAN située à proximité immédiate du site. Toute cette partie gagnée sur le fleuve servira plus tard à l’implantation de plusieurs chantiers navals et de diverses industries.

(Ph.-04)-Gravure montrant le Bassin à Flot n°1 en

service en 1895.

Tenir le niveau d’eau dans le bassin à flot

A chaque mouvement de navire dans les écluses il y a une perte d’eau dans le bassin qui part dans la rivière. Si le navire rentre avec une hauteur d’eau de la rivière égale à celle du bassin, cela n’a aucune conséquence mais ce n’est pas toujours le cas car les navires peuvent rentrer à plus ou moins deux heures avant ou après la pleine mer.

(Ph.-05) La drague à godet crapaud « Maqueline » - 2012

Pour éviter un maximum de pompage dans la rivière pour rétablir le niveau du bassin, un deuxième bassin a été creusé qui est alimenté en partie par des puits artésien (il y en avait 5 en fonctionnement à cette époque). Cette eau claire avait l’avantage de ne pas charger le bassin alors que le pompage en rivière était chargé en vase, ce qui obligeait par la suite d’effectuer des dragages pour conserver la profondeur initialement prévue. En 1890, une première drague à godets de 30 litres sera construite « Le Coucou » dans les Ateliers et Chantiers de Bacalan pour le dragage de l’intérieur des écluses et la partie extérieure côté rivière (Ph.-05). Son utilisation dans les écluses se situe dans la période de 2 h 30 après la PM et 2 h 30 avant la prochaine PM. Période où l’on évite les mouvements des navires. En 1905, un ponton dit « dévaseur » avec une grue à vapeur muni d’un godet crapaud (c’est le même principe que la drague Maqueline qui drague à l’aide de godet crapaud mais vide son godet dans son puits alors que le « dévaseur » a besoin d’un chaland amarré sur un de ses côtés pour vider son godet) va aider à draguer les abords de l’entrée des écluses mais d’autres endroits devant être nettoyés. Son utilisation est assez souple afin d’être rapidement sur place pour la mise en place des écarts de déplacement mais également de se dégager pour laisser le passage à un navire. L’avantage de la drague à godets dit « Le Coucou » c’est de curer le fond de l’écluse sans détériorer la maçonnerie des fonds (ses petits godets et sa faible puissance) mais également de remplir le chaland avec une vase concentrée. Une fois le chaland rempli, il sera remorqué pour être vidé soit par un engin dit « refouleur » (nous verrons plus tard le rôle de ces engins), soit par ouverture des portes sous le chaland sur la zone de vidage.

(Ph.-06)-Sur cette photo on peut voir la drague à godets « Le Coucou » (Ph.-07)-La drague à godets commençant à creuser pour la

draguant la petite écluse construction de la Forme n°2

En 1906, c’est la construction de la Forme n° 2. La photo n°07 montre la drague à godets qui commence à grignoter le terrain et cela sur toute la longueur de la future construction de la Forme 2 qui va s’effectuer à sec en mettant un batardeau en travers de l’entrée de la nouvelle Forme. Cette même drague à godets va permettre de percer le canal du Perthuis mais également le nouveau Bassin n° 2 pour le mettre à la bonne profondeur et construire les quais. Une bonne partie des matériaux dragués seront utilisés pour assainir les pourtours du bassin à flot encore en zone humide en remontant le niveau des terrains.

Le rôle des refouleurs

Nous savons que le creusement du bassin à flot et du bassin d’alimentation ont permis de gagner du terrain sur la Garonne mais également d’assainir les terrains marécageux sur une zone assez faible ne dépassant pas une centaine d’hectares. Depuis la fin du 19ème siècle, des engins de dragages sont construits pour maintenir les fonds des chenaux aux côtes désirées pour la navigation voir à en augmenter la profondeur avec l’arrivée de navire de plus en plus grands. Pour cela on va construire des dragues à godets (le port de Bordeaux en possèdera 7 à une certaine période avec des godets de 30 litres à celles des 600 litres). De très nombreux chalands feront la noria avec les remorqueurs entre la drague et la zone de vidage.

(Ph.-08)- Le refouleur avec son chaland vidé

Cette vase, au lieu d’être rejetée dans la rivière va être utilisée pour assécher les zones marécageuses dans le nord jusqu’à la Jalle de Blanquefort et l’ouest de Bacalan sur les marais de Bruges. Pour cela, à partir de 1930 le Port de BORDEAUX va faire venir des engins stationnaires que l’on appelle « refouleur » (il y en aura 3 en service qui disparaîtront au fur à mesure avec le dernier qui sera le n° 5 au milieu des années 70). Il sera positionné proche de la rive sur des mouillages d’où partira une conduite flottante pour rejoindre la terre sur une conduite terrestre de diamètre 700 mm (chaque élément de tuyau de la conduite terrestre fait 10 m de long muni de brides à 18 trous pour la connexion avec le tuyau suivant) qui sera dirigée vers la zone de dépôt. Chaque zone de dépôt était ceinturée par une digue dont la hauteur correspondait au niveau des remblais désirés. Une zone de dépôts diguée ne dépassait pas les 50 hectares. D’autres zones se suivaient pour permettre à la vase de se déposer, de durcir avant de remettre une couche. L’eau était évacuée par des batardeaux (nommés « coulettes » au PAB) avec des traverses en bois dont le niveau était modifié pour laisser couler dans les fossés une eau claire. Le remplissage complet d’un dépôt pouvait durer deux à trois ans. Par la suite, sur cette terre de rivière dite « palu » des dizaines d’hectares d’artichauts de Macaux ont étaient plantés.

(Ph.09)- Vue de la zone de remblais dans le nord du boulevard

Alfred Daney par le refouleur n°5

A partir de 1950, le refouleur n° 5 va être amarré contre la base sous-marine en travers de l’alvéole n°1. Une conduite flottante va rejoindre la terre au nord de la base sous- marine pour ensuite traverser le boulevard Alfred Daney à 4 mètres de hauteur sur des pylônes en bois à 4 pieds (Ph.10). Toutes les vases draguées dans les bassins à flot seront pompées par le refouleur 5 sur une zone le long du boulevard Alfred Daney (voir la photo n°09). Par la suite, une couche de sable sera envoyé sur la couche de vase durcie pour permettre l’implantation d’entreprises diverses.

(Ph.10)-Principe du passage aérien de boulevard Alfred Daney par la

conduite de refoulement

(Ph.11)-Le refouleur 5 du PAB dans le bassin n° 2 avec la conduite

aérienne au-dessus du Bld Alfred Daney

Projet de canal de Grattequina aux bassins à flot

Deux lois promulguées en 1910 et 1914 ont autorisé un vaste programme d'extension des ouvrages maritimes du port de Bordeaux. Ce programme prévoit notamment la construction d'un canal maritime à grand gabarit destiné à relier les bassins à flot mis en service en 1879 pour le n° 1 et en 1911 pour le n° 2, avec un mouillage en eau profonde à établir au lieu-dit Grattequina, sur la commune de Blanquefort en amont du port de Lagrange. Ces travaux doivent comprendre une écluse d'entrée de grande dimension, un vaste bassin d'évolution et un ensemble de darses, de quais et d'entrepôts en complément de l'établissement à flot déjà existant (voir Ph.11).

(Ph.12)-Projet non réalisé du canal de Grattequina

Canal et garages - Le canal qui reliera les bassins à la

nouvelle entrée en rivière aura une longueur de 5

kilomètres 300 entre le quai aux bois et le garage en amont des écluses. Prévu à simple voie avec une largeur au plafond de 20 mètres, le canal

présentera vers son milieu un garage de 400 mètres de longueur et 60 de largeur au plafond, permettant le stationnement de cinq grands navires

de 150 mètres de longueur chacun et de deux navires de 100 mètres. Les talus du canal et du garage seront inclinés à 3 de base pour 1 de hauteur.

A l'extrémité nord du canal et immédiatement en arrière des écluses d'entrée a été prévu un garage de 200 mètres de largeur au plafond, pouvant

servir à l'évitage des navires. Au lendemain de la première guerre mondiale, les formalités d'expropriation, suspendues en 1914, ne sont pas

reprises et le projet est abandonné au profit du nouvel avant-port du Verdon.

La Guinguette « Le Parapluie »

Si la légende du « Parapluie » vient d’entre les deux guerres, une vieille dame venait vendre de la soupe abritée sous…un parapluie. A l’époque les bords des bassins à flot grouillaient de personnes de divers horizons. Il y avait les marins des cargos ou des morutiers, les dockers, les ouvriers sur les navires dans les cales sèches et bien d’autres… Après la guerre, de nombreux petits bars virent le jour sur les quais et autour des bassins à flot. A la fin des années 70, le trafic maritime va doucement disparaître des bassins à flot et des quais bordelais pour ceux de Bassens amont et aval, voir Le Verdon. Les formes de radoub seront en service jusqu’au début des années 90 et à l’angle de la Forme 1 et du Poste 209, un petit bâtiment en bois d’où sort le midi une bonne odeur de soupe est toujours accroché sur le terre-plein. C’est le fameux « Parapluie » qui réunissait pour l’apéro ou pour un petit repas marins et terriens réunis. Pour l’avoir connu, c’était un plaisir de faire « la conversation » dans ce lieu tenu impeccablement par Geneviève Neyrac. Son mari, employé au PAB lui donnait la main dans ses moments de repos. C’était un lieu qui sentait, autre que la bonne soupe ou les œufs frits au jambon, le passage d’hommes ne parlant pas parfois la même langue, trouver un peu de chaleur comme à la maison. C’était ça le Parapluie, une toute petite pièce avec un bar et quatre tables qui permettaient de rafraîchir le gosier tout en avalant les petits plats simples de Geneviève. Les oreilles se nourrissaient également des histoires des anciens sur la vie autour et sur les bassins à flot. Mais comme toujours, il y a un responsable qui a été « déposés là » pour gérer les bassins et ses terre-pleins, qui vient du milieu des terres à des années lumières de l’histoire et la vie d’un port, qui va, parce que cela ne plait pas à ce monsieur, donner l’ordre de faire raser cet endroit mythique ! Je l’ai connu et il n’avait rien d’un marrant…

(Ph.13 –Yves Baillot d’Estivaux)-Le dernier jour

d’ouverture avec Geneviève et son mari

(Ph.15)- La photo du SUD OUEST

(Ph. 14-Yves Baillot d’Estivaux)- C’était là, le petit carré blanc avant d’être rasé (Ph.14)-Le « PARAPLUIE »

Avant de refermer ce chapitre sur le Parapluie je tiens à ajouter l’article paru dans SUD OUEST du 21 septembre 1988 du journaliste Patrick ESPAGNET. “ Triste. Bêtement triste. Comme un petit chagrin qui vous trotte dans la tête. On se dit que ce n’est pas grave, mais on y pense quand même sans arrêt. La guinguette du bassin à flot va fermer ses volets. Tout ça parce qu’un bureaucrate a décidé que c’était une verrue. Une verrue ça ! Cette guinguette coquette, sa peinture impeccable et aussi vert qu’un paradis d’enfant, son bar astiqué comme un clairon de cirque, ses quatre tables accueillantes et, magique, l’odeur de la soupe qui fume dans la cuisine. « Mon pôvre, me lance le patron, y en a, sitôt qu’ils rentrent et qu’ils sentent ça, ils ont les dents qui pleures ! » Cela fait vingt ans que le couple Neyrac tient le Parapluie. Qu’il mouille les gorges au ras des cales sèches. Vingt ans qu’il fait cuire la soupe, mitonne une petite omelette pour le casse-croûte, envoie deux œufs au plat pour le moindre en-cas. Avant eux, c’était pareil. Pareil depuis que les grands bateaux descendent la Garonne. Les marins du « Mississippi » ou de la « Désirade » venaient y étancher leur soif de terre. Les morutiers s’y faisaient une santé quand il y en avait vingt-cinq sur les docks. Il n’en reste que deux. Les dockers rompaient la miche et le fromage quand ils étaient 3000. Ils ne sont plus, aujourd’hui, que 300 en arrivant au port. Simenon est sûrement passé par là. Le décor ressemble totalement à ses livres. Les quais, les marins tatoués, la brume qui monte de la Garonne, les souvenirs usés de Terre-Neuve et Bacalan qui agonise doucement… Un vieux tanné de la mer, au bord d’un verre de Roussillon, ne mâche pas ses mots quand il apprend la fermeture de son estaminet : « Tout ça, c’est de la faute des costards-cravates. Le bleu de travail, ils ne connaissent même pas ! C’est des mangeurs de pauvres. Dans ce port qu’ils ont foutu en l’air, il restait un coin de vie, un endroit chaud où l’on pouvait s’abriter. Mais ça les dépasse, et même je me demande s’ils peuvent le supporter. Ils doivent tellement s’emmerder dans leurs bureaux ! » Geneviève Neyrac va prendre sa retraite le 30 septembre. Plus personne ne fera chauffer la soupe. Plus jamais la pipe de Simenon n’enfumera les mouettes. Plus jamais le casse-croûte ne sera chaud dans ces matins d’hiver où la vieille lune se caille dans la brume du port. Il y avait pourtant des repreneurs. Mais il n’y aura plus de bail. Ainsi en ont décidé les autorités. Le Port Autonome de Bordeaux exige que le Parapluie soit rasé. Il veut, paraît-il, éliminer cette « verrue ». Peut-être pour faire disparaître les derniers indices ? Les ultimes traces de vie qui pourraient encore faire rêver les nostalgiques, les paumés, les poètes, les amoureux, les marins, les BACALANAIS… Minable, lamentable, scandaleux ! Peut-être, et surtout, parce que ce lieu est symbolique. Le signe d’une mort imminente. Le dernier tube qu’on enlève. Bien sûr, les gens, les travailleurs du port iront manger et boire ailleurs. Dans une cafétéria ou un Mac Donald quelconque. Mais les quais resteront comme serpillère dans le désert. Le 30 au soir, le Parapluie va se replier. Doucement. Sans faire de bruit. Le 1er janvier 1989, il y aura place nette. Un siècle de port de Bordeaux n’aura jamais existé. Au fond de leur bureau, les costards-cravates liront des dépêches sur leurs téléscripteurs. L’ordinateur leur parlera de ports, de mers, d’Afrique et de tropiques pendant que leur yucca crèvera en silence dans son pot. Il nous restera quand même l’odeur de la soupe de Geneviève Neyrac. Le camajo de jambon, la citrouille, les fèves, les pois cassés, le céleri en branche. Une odeur bien difficile à engranger dans les disquettes.”

Comment conserver le passé ?

Les formes de radoub ont été complètement abandonnées à la végétation entourées, d’un grillage comme si elles étaient prisonnières ! Quel sera le prix pour les remettre en état si un jour on veut les réutiliser ? La salle des pompes est H.S. sans parler de l’état du bateau porte. C’est le 13 janvier 1995 que le dernier navire (Pétromer) est sorti de la forme n°1. Mais cela avec l’assistance de la bigue Gironde qui est intervenue pour soulager le bateau porte afin de le faire éviter sur la vase pour laisser juste l’ouverture de sortie au navire « prisonnier ». La grue Wellman a été déposée par la bigue Gironde en 1998 pour être mise en valeur par une association. Mais avec la réglementation d’aujourd’hui, il faut passer par une entreprise de professionnels pour pouvoir la décaper et la repeindre. Et c’est là que tout bloque car quelle association de bénévoles peut avoir un budget qui va frôler les…cent mille euros ! Et oui c’est onéreux car il va falloir mettre des échafaudages habiller toute la grue pour éviter toutes pollutions aux différentes couches de peintures sur la structure qui seront récupérées pour être neutralisées. Cette grue, vestige du plan Marshall qui, à partir de 1947, a permis à de nombreux ports d’avoir des moyens de levage en bord de quai pour le chargement et le déchargement des navires. Depuis sa mise en place, elle reçoit une prolongation d’occupation du site puis, un jour, elle aussi sera une « verrue » comme le Pont du Pertuis et bien d’autres quand on veut s’en séparer et partira…de nuit sous les chalumeaux !

Adrien Etcheverry

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