Bordeaux Aquitaine Marine
Le corsaire le Pantalon et la prise de l’Apparence - 1761
extrait d’un article de Jean de Maupassant de la revue de la Société Philomantique de Bordeaux de janvier 1812
Le Pantalon est l’un des petits corsaires légers possédés par les négociants bordelais « Gouffran frères ». Ce navire se rendit célèbre sur la place de
Bordeaux par le procès entrepris par l’armateur suédois de l’Apparence contre lui. Nous ne relatons ici que le combat lui-même.
« Le Pantalon vint croiser près des côtes d'Irlande en arborant le pavillon britannique et, le 4 octobre T761, il cinglait avec les quatre voiles majeures,
tous les ris pris dans les huniers, l'amure à tribord au plus près du vent, le cap à l'ouest, par 19 degrés 15 minutes de latitude nord et 7 degrés 14 minutes de
longitude. La mer était grosse, le temps brouillé ; il ventait bon frais de la partie du nord nord-ouest.
Vers huit heures du matin le corsaire a connaissance d'un vaisseau venant sur lui toutes voiles dehors, tous les ris dans ses huniers, l'amure à bâbord. Les
deux navires poursuivent leur roule jusqu'au moment où le Pantalon se trouve à la portée de canon par le travers du nouveau venu.
Chariol, le capitaine, remarque que l'inconnu, un trois mâts de belle taille, mais « à l'air marchand », semble porter les couleurs suédoises ; aussitôt il fait
carguer ses basses voiles, abaisser le pavillon anglais et hisser celui de France en l'assurant d'un coup de canon à boulet. Le navire continue à naviguer sous
pavillon suédois, mais sans l'assurer d'un coup de canon.
Cette indifférence parait suspecte aux Bordelais. Pourquoi le Suédois, contrairement à la règle, n'assure-t-il pas ses couleurs ? Serait-il un Anglais déguisé
? Le Pantalon s'approche de lui à la portée du pistolet et lui hèle à plusieurs reprises, en anglais, en hollandais et en italien les questions traditionnelles : « Qui
êtes-vous ? d'où venez-vous ? où allez-vous ?»
Ici nous nous trouvons en présence de deux versions. Selon le procès-verbal du capitaine Chariol, on aurait répondu à bord du navire, de façon très
hautaine : « Cela vous plaît à dire ». Selon les Suédois, et même en vertu de la déclaration de Pierre-Renaud Pontaupin, second du Pantalon, le capitaine
marchand aurait déclaré en plusieurs langues que son vaisseau était suédois, qu'il venait de Cagliari et allait à Stockholm.
En même temps les gens du corsaire crient au vaisseau de mettre sa chaloupe à la mer et de lui montrer ses papiers. L'interpellé répond que cela ne se
peut, la mer étant grosse et la chaloupe mauvaise.
Les sommations et les refus s'entrecroisent pendant plus d'une demi-heure, évidemment accompagnés de menaces et d'insolences, le corsaire fort de
son droit de visite, le Suédois répondant de mauvaise grâce, donnant quelques explications acceptables, mais avec l'arrière-pensée qu'il est le plus fort.
Ce vaisseau de haut bord, qui jauge 600 tonneaux, croit pouvoir dédaigner ce moucheron des mers, qu'une seule de ses bordées pourrait couler à fond.
Comme le navire n'envoie pas son canot et se prépare visiblement au combat, les officiers du Pantalon ne doutent plus qu'il soit anglais. Tous crient à leur
capitaine de tenter l'abordage, Chariol refuse. Il s'aperçoit en effet que le vaisseau est rempli de meurtrières, que tout l'équipage s'est retranché, que personne
ne parait sur le pont. Les assaillants seraient balayés par la mitraille, peut-être même tomberaient ils sur des pots à feu.
Chariol fait néanmoins hisser ses grappins pour donner à croire à l'adversaire qu'il veut l'aborder au vent. Il voit que le vaisseau l'attend, en pointant ses
canons de batterie et de retraite.
Alors commence un duel difficile, hasardeux, tout d'adresse et de tactique. Chariol prend grand soin de se tenir dans la hanche du navire à son extrême
arrière, où cesse la rangée de bouches à feu, où ne peuvent agir non plus les canons du gaillard. IL évite ainsi les quelques décharges de son antagoniste, met la
barre à arriver, se trouve sous te vent à lui et lui tire tous ses canons, ses pierriers et toute sa mousqueterie. En vain le gros vaisseau cherche-t-il à se dégager
de l'ennemi qui s'attache à son flanc, le corsaire suit toutes ses manœuvres et se maintient dans son heureuse position.
Il y reste trois heures et jette un feu ininterrompu, opiniâtre ; les soixante-cinq hommes se relayent et rechargent les armes. Le Suédois, extrêmement
gêné, ne peut riposter qu'avec peine : il tire néanmoins quelques coups qui causent au corsaire des dégâts peu graves.
Le capitaine, nommé Erik Hammar, saisit un porte-voix et demande en anglais pourquoi l'on tire contre son vaisseau. Pontaupin répond dans la même
langue : « C'est pour vous obliger a mettre votre canot à la mer et à venir à bord du corsaire. »
«Je n'en ferai rien, réplique Hammar en anglais; vous n'avez qu'à venir à notre bord ; nous sommes tout prêts à vous y recevoir. » De fait, on pointe les
canons du navire et les mèches allumées semblent courir sur le pont. Ces préparatifs de combat et les refus réitérés du capitaine Hammar décident Chariol à
recommencer le feu avec la même vigueur.
A la fin le Suédois ne songe qu'à interrompre cette rafale intolérable qui crible son bâtiment et, l'oblige à se cacher avec tous ses hommes. L'un d'eux se
précipite sur le pont et met bas le pavillon. Tout l'équipage du Patifaion crie « Vive le Roi ! » et le feu cesse.
Aussitôt Hammar monte sur son gaillard d'arrière et crie en anglais : «Venez donc à mon bord! Je ne mettrai pas ma chaloupe à
l’eau. »
« Nous n'irons pas, répond le second du corsaire, mais nous vous forcerons bien à envoyer votre canot. »
Hammar a disparu, son équipage s'est renfermé dans le gaillard et le gros navire fait arriver sur les Bordelais pour lâcher sa bordée. Le Pantalon l'en
empêche en se maintenant dans sa hanche et le duel recommence. Le feu du corsaire se poursuit pendant plus d'une heure, à toute volée, et maltraite fort le
marchand. Hammar excédé fait une nouvelle apparition, cette fois pour annoncer qu'il met sa chaloupe à la mer. Les Français crient : « Victoire ! »
Demanda-t-il quartier, comme l'écrit Chariol dans son rapport, on ne sait. Toujours est-il qu'il finit par capituler. Le second du trois-mâts, Andreas
Dahlkvist, et six matelots prennent place sur le canot en emportant quelques papiers. Dès qu'ils sont parvenus à bord du Pantalon, Chariol les fait mettre dans
la cale aux fers. Les papiers sont à peine examinés, on apprend que le navire se nomme l'Apparence.
Le commandant du corsaire se croit en droit d'amariner le marchand, car, en vertu de l'Ordonnance sur la marine de 1681, tout navire qui refuse
d'amener après la semonce d’un bâtiment du Roi ou d'un vaisseau armé en guerre peut y être contraint par artillerie, et, en cas de résistance et de combat, est
déclaré de bonne prise.
La chaloupe suédoise est en conséquence immédiatement renvoyée à bord de l'Apparence avec le second, P. R. Pontaupin, un lieutenant, un pilotin et
une dizaine d'hommes du corsaire. Il vint jusqu'à trente Français à bord de la prise.
Pontaupin remarque sur le vaisseau « trois canons désarmés dont la lumière étoit noire et les plaques démarrées comme des canons qui venoient de
tirer ». Il entre dans le gaillard d’arrière et y trouve « tous les fusils, pistolets et sabres prêts comme si on vouloit s'en servir, et deux petits canons chargés à
mitraille prêts à faire feu, pointés dans leurs sabords dans les portes de ce gaillard pour tirer sur le pont vis-à-vis le gaillard d'avant » (1) . L 'Apparence est une
véritable forteresse, partout percée de meurtrières.
Hammar s'est réfugié dans sa chambre d'où il refuse de sortir. Quatre hommes s'emparent de lui, le garrottent et le portent dans la chaloupe où l'on fait
entrer aussi le reste de l'équipage capturé, à l'exception de huit Suédois qu'on laisse à leur bord.
Le capitaine, au dire de Chariol, « ne vouloit absolument venir à bord, croyant être dans le cas d'être puni pour avoir recommencé le combat après avoir
eu amené son pavillon ; il n'y est donc venu que parce qu'il y a été contraint par force par mes officiers et, en arrivant, m'a demandé mille excuses de ce qu'il
m'avoit autant résisté. J'ai donc appris par lui qu'il venoit de Caillery en Sardagne et alloit à Cork (2), qu'il était armé de quatorze canons de fer, seize de bois et
vingt-deux homme d'équipage, dont j'en ai gardé à mon bord quatorze, y compris le capitaine et le lieutenant ».
Les deux navires se séparent pendant la nuit. Le Pantalon rentre directement à Bordeaux, et Pontaupin, chef de prise, conduit l'Apparence à Pauillac. La
grande calaison du marchand, qui excède dix-huit pieds d'eau, est cause d'un long séjour en rivière, les pilotes refusant de le conduire à Bordeaux avant qu'il
ait été procédé à un déchargement partiel.
A l'entrée en rivière les six matelots mis aux fers sont délivrés, mais, dès qu'ils mettent pied à terre, ils sont de nouveau appréhendés et l'équipage est
emprisonné au fort du Hâ, à l'exception des huit hommes restés sur l'Apparence. »
Notes :
(1)
Déclaration de P.-R. Pontaupin. — Chariol renchérit encore sur le danger couru : I( Mon officier — écrit-il — que j'a) envoyé à bord viziter, m'a raporté
que ce navire étoit un des plus grand marchand qu'il eilit jamais veu, chargé de sel, et que nous avions eu toute la prudance du monde de ne l'avoir pas
abordé, qu'il étoit remply de muririère, qu'il avoit sur son gaillard devant et derière deux canons chargé jusques à la geule, braqués sur le pont, et quantité
d'autres armes.» Rapport de mer (4 octobre 1761).
(2)
Hammar n’a certainement jamais dit qu’il se rendait à Cork. Il est établi que l’Apparence faisait route de Cagliari à Stockholm.