Bordeaux Aquitaine Marine

Pierre Vidal - lettres de mer

Monsieur Pierre-Hubert Vidal a conservé toute la correspondance de son grand-père Pierre, le fondateur de l’armement morutier bordelais “La Pêche au Large”. Il nous confie ici quelques lettres significatives sur la vie de marin du début du 20e siècle d’abord sur la frégate à voiles la Melpomène, puis sur le 3-mâts marchand Bretagne.

1.Embarquement à bord de la Melpomène de la Marine Nationale octobre 1897 mars 1899 comme matelot pendant son service

militaire

Brest le 18 octobre 1897 Chère Maman, …La vie à bord est une vie de chien, je suis sûr que si Jean passait 2 jours ou 3 à bord de la « Melpo » il ne dirait plus rien contre la caserne ; il faut voir ce que c’est pour s’en rendre compte. Si vous étiez à bord au moment du repas, vous ne diriez plus que je suis difficile pour la nourriture. Repas ordinaire, un morceau de lard, une demi pomme de terre (sic), un morceau de pain équivalent à 1 tête ½ de Pignan, ¼ de vin et …frottez- vous… Aussi, avec l’argent que je vais recevoir de vous, je vais acheter une tapée de conserves de viande pour me nourrir à bord de la « Melpo ». Nous sommes 480 à bord, c’est dire que nous sommes les uns sur les autres,…enfin au point de vue physique, c’est très dur, malgré les adoucissements que nous avons… Au moral, sauf l’ennui, je crois que ce sera assez doux car à la mer il y a de l’occupation pour toute la journée. …Je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que Papa, Marie-Louise, Cécile, André… PierreVidal Melpomène, 20 octobre 1897 Mon cher Papa, Me voilà installé à bord de la Melpomène ; je dois une fameuse chandelle au Père du Réau ; sans lui, sûrement, j’aurais passé l’hiver en rade sur la Saône, ce qui est loin d’être agréable. Vous avez sans doute reçu mes deux dépêches vous demandant de l’argent, voici pourquoi. La nourriture à bord, non seulement n’est pas bonne, mais surtout elle n’est pas abondante ; avec le travail que nous faisons, il est utile de manger. Or je préfèrerais de beaucoup la soupe des chiens à Pignan à celle qu’on nous donne ici . Avant de partir, je vais me munir de conserves de viande de bœuf pour 5 mois, c’est vous dire que j’en aurai bien pour 30 francs. De plus je ne tiens pas à laver mon linge moi-même, c’est beaucoup trop pénible ; on est obligé de le laver à 9h du soir sur le pont avec très peu d’eau, sans lumière, avec des voisins qui vous éclaboussent ; l’hiver à la mer le lavage n’est pas pratique. J’ai trouvé quelqu’un qui me lavera pour 50 francs pendant la campagne. Les 350 francs que je vous ai demandés sont pour un sextant, absolument indispensable pour les calculs nautiques . Je me le suis fait envoyer de Paris dans d’excellentes conditions. Comme je le disais à Maman, la vie à bord me paraît très dure, et à cause des exercices et à cause de la discipline ; on se contient difficilement quand on est commandé par des “sous-off” bêtes comme des oies et très jaloux de leur autorité. Heureusement que le commandant et l’officier chargé de nous sont très gentils. … Je vous embrasse de tout mon cœur. Pierre Vidal la frégate Melpomène Le trois-mâts Bretagne

2. Embarquement sur le 3-mâts « Bretagne » avril 1900 comme lieutenant dans la Marine Marchande sur la ligne Anvers-San

Francisco

Lettre du 1er avril 1900 Bien chère Maman, Nous avons quitté Anvers ce matin à 4 h ; nous sommes maintenant à la hauteur de Flessingue. Le pays est ici endigué comme en Hollande, le niveau de l’Escaut très élevé au-dessus des terres environnantes. … Pour le temps que nous resterons à la mer, comptez à peu près 135 à 140 jours, pas moins, mais envoyez toujours des lettres de façon à ce qu’elles soient là-bas au bout de 120 jours, au commencement d’août ; mais ne vous inquiétez nullement si vous n’avez rien reçu au bout de 150 jours, les 2 derniers navires de Mr Guillon, l’ « Anjou » et la « Vendée » ont mis l’un 162 , l’autre 157 jours pour aller à San Francisco. Je pars, non pas content, ce serait mentir que de le dire, mais tranquille ; j’ai réglé mes comptes avec Dieu, quand on a la conscience nette, tout va bien. …Vous me dites de ne pas oublier mes devoirs religieux, je ne les oublie pas, maman, tranquillisez-vous. J’ai toujours gardé mes bons principes, c’est à Jersey que je le dois. Je me suis posé, comme règle de ma carrière, de ne jamais partir en mer sans m’être approché de la Sainte Table ; je n’ai jamais manqué à cette règle. Vous comprenez que des voyages comme ceux que je fais en ce moment ne sont pas exempts de dangers et je ne serais pas assez fou pour les entreprendre sans être en règle ; ma sûreté avant tout… Adieu, Bien chère Maman, je vous embrasse de tout mon cœur, vous, Cécile, André, Gégé et toute la famille. Pierre Vidal Lettre du 29 juin 1890 Bien chère Maman, …Nous avons doublé les Etats le dimanche 17 juin, depuis lors ça n’a été qu’une suite de mauvais temps, de froids intolérables et de vents contraires ; le jeudi 21 nous étions en vue du Cap Horn mais dans un grain de grêle et de neige ; les vents sont venus à l’ouest et le lundi 29 nous nous trouvions encore à la pointe des Etats, exactement au même point que 8 jours auparavant. Depuis lors, très mauvais temps qui nous a repoussé dans l’ouest et dans le sud au large des îles Malouines ; nous pouvons dire que nous avons eu de la misère. Mais ce n’est pas tout, il nous manquait quelque chose, les glaces. Nous avons été servis à souhait ce matin. Nous nous sommes trouvés au jour au milieu d’une banquise, elle pouvait avoir 30 milles (50 km) de long sur 6 ou 7 de large ; les glaçons fort heureusement étaient désagrégés et en réduisant la voilure, nous avons pu la traverser. Que je regrette un appareil photographique pour prendre ce tableau, vraiment curieux d’une banquise ; d’autant plus qu’il est rare d’en rencontrer à la mer, fort heureusement pour les navires. Mais l’aspect de la banquise n’était pas le plus curieux, il fallait voir la Bretagne ! Rien n’était à nu, tout était recouvert d’une épaisse couche de glace… Nous avons du bon vent maintenant depuis que nous avons passé la banquise, mais cela durera-t-il ? Nous sommes encore loin du cap Horn et voilà 14 jours que nous essayons de le doubler. Nous ferons certainement une longue traversée ; 84 jours de mer aujourd’hui, nous aurons au moins 150 jours en arrivant à San Francisco ; je suis bien fâché que nous n’ayons pas rencontré par ici quelque navire qui ait donné de nos nouvelles. Malgré ce froid excessif, je me porte très bien ; j’ai mis bien entendu ce que j’avais de plus chaud, mais le froid pénètre quand même, surtout la nuit. Naufrage de la « Bretagne » au large du Cap Horn (1900) Mon cher Jean, Te rappelles-tu la dernière phrase de la lettre que je t’envoyais à mon départ d’Anvers , Tu as du la trouver stupide, car je te parlais de la possibilité de ne plus te revoir. L’homme propose et … le Cap Horn dispose. Nous nous proposions d’aller à San Francisco et voilà que nous allons à Newcastle. Quant à la « Bretagne » elle a fini de vivre ; je m’explique brièvement. Nous sommes arrivés à l’île des Etats (près du cap Horn) le 11 juin. Là ça n’a été qu’une série de mauvais temps, ouragans…. Un coup de vent nous a fait perdre toutes nos voiles (toutes jusqu’au dernier morceau) ; nous avons paré la terre par un vrai miracle, nous sommes passés à 200 mètres environ de la pointe du cap Horn. Neige, grêle, glace...tout était contre nous. Le thermomètre à -15° ; j’ai eu ce jour-là les deux mains gelées et j’ai été pendant plus d’un mois absolument hors de service et souffrant beaucoup ; j’abrège. Après cette journée vraiment terrible, nous avons décidé de retourner dans le Nord. Puis le beau temps étant revenu (3 jours après) nous avons reviré de bord faisant route au Sud mais nous avons été pris dans des banquises de glaces. Le 1er août au matin, j’étais de quart, lorsque je vois tout d’un coup devant nous une énorme montagne de glace, il était temps, grand temps. Nous avons évalué sa hauteur à 100 m et sa largeur à 500, ce n’est pas exagéré. Enfin, le 13 août…Bouquet. Dans un violent ouragan vers 8h du matin, la mèche du gouvernail se brise en 2 endroits. Dès ce moment la « Bretagne » n’était plus un navire mais une bouée flottante et ce n’était pour nous qu’une question de temps avant d’aller faire côte. Aussi avons-nous décider d’abandonner le navire…Plusieurs rivets faisaient de l’eau. Lorsque le 26 août nous avons été recueillis par le navire anglais « Maxwell » il était grand temps. Nous avons eu heureusement une mer belle pour quitter le navire ; il n’y a eu aucun accident… Lettre de Mr Bonnard, capitaine d’armement chez Raoul Guillon armateur à Nantes, à Pierre Vidal. Nantes le 8 novembre 1900 Cher monsieur, Maintenant que vous voici de retour dans vos foyers et remis de terribles émotions inséparables des tristesses qui ont signalé votre campagne restée inachevée, je vous serais reconnaissant de me faire l’amitié de m’envoyer confidentiellement quelques détails sur les circonstances dans lesquelles s’est effectué l’abandon du navire. Je trouve que si l’on s’est borné aux systèmes des bailles et de la remorque, il a fallu que l’état de la mer ait empêché de recourir aux autres moyens connus tels que la godille etc. Je crois aussi que si l’on avait essayé l’ancre flottante pendant que la Bretagne était désemparée, on aurait peut-être pu la tenir debout à la mer. Enfin ce qu’il y a de plus grave ; il court des bruits de mauvais augure au sujet du refus de l’équipage de signer le rapport du capitaine. Tout le monde n’était donc pas d’accord ? Cordialement à vous. Réponse de Pierre Vidal à Mr Bonnard Pignan l’Hérault le 10 novembre 1900 Monsieur Bonnard, capitaine d’armement, Je reçois à l’instant votre lettre et j’y réponds aussitôt par courrier. Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez en me demandant des renseignements sur l’abandon de la Bretagne ; je vais vous les donner, points par points : Gouvernail de fortune : La première idée qui vint à l’esprit du capitaine Guillou fut d’installer un gouvernail-godille, mais, manœuvres en mains, on constate que les 2 drosses saisies sur le pont étaient les seules qui puissent servir de godille. Malgré la dimension de ces espars, on eut pu, je crois, par beau temps, réussir à gouverner la Bretagne. Mais ce fut l’avis général qu’il n’était pas prudent de laisser en ces parages sur l’arrière du navire des drosses de plus de 20 mètres de long ; aussi Mr Guillou s’en tint-il au système des bailles , ce qui ne donna aucun bon résultat. Ancre flottante : On n’en avait pas à bord, Mr Guillou n’eut jamais à la pensée d’en faire usage, la Bretagne se maintenant bien à la cape, sans gouvernail. D’ailleurs, comme vous avez pu le voir dans le rapport, ce qui nous a poussé à abandonner le navire, ce n’est pas seulement la crainte de voir la Bretagne se démâter, mais bien l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvions de jamais pouvoir sortir de ces parages ; qu’un voilier nous remorque, il ne fallait pas y songer ; quant aux vapeurs, il eut fallu un grand hasard pour nous trouver sur la route d’un de ces rares cargos lents qui doublent le Cap Horn, et de l’avis de Mr Guillou, aucun vapeur n’aurait voulu nous remorquer, n’ayant plus de gouvernail. Nous nous trouvions donc exposés certainement à faire côte ou à donner dans les glaces, ou enfin, en admettant toutes les bonnes chances, à rester dans ces parages jusqu’à ce que la maladie nous eut atteints, ce qui, je crois, n’aurait pas tardé. Refus de l’équipage de signer le rapport de mer : Voici les faits, tels qu’ils se sont passés. Notre équipage était très mal nourri à bord du « Maxwell » ; les matelots se figuraient que nous étions pour quelque chose dans ce régime réduit ; c’est absolument faux, notre nourriture, à nous officiers, étaient d’ailleurs très précaire. Or Mr Guillou, ayant voulu refaire au net le rapport fait à bord avant l’abandon, les matelots ont cru se venger de leur capitaine en refusant de signer le double. Ils ont donné de ce refus des raisons absurdes confirmées et certifiées dans une feuille qui est entre les mains du capitaine. Voilà, Monsieur, aussi exactement que possible ; la vérité sur quelques-uns des faits de ce triste voyage. J’ajouterais, très confidentiellement : pendant les 2 mois que nous sommes restés au Cap Horn (en particulier après avoir pris la détermination de remonter dans le Nord, nous avons reviré de bord), Mr Guillou a toujours eu en vue d’abord l’intérêt de l’armement ; et si d’autres l’avaient bien secondé, la Bretagne ne serait pas resté aussi longtemps dans ces mauvais parages . En ce qui me concerne je crois avoir fait mon devoir jusqu’au bout. La perte de la Bretagne dérange un peu mes plans pour l’avenir : me rappelant vos bonnes paroles à Anvers, je comptais sur un poste de second pour un prochain voyage ; ce sera pour plus tard. Inutile de vous dire, Monsieur, que je me tiens à votre disposition pour tout renseignement qui pourrait vous être utile ; heureux je serais d’éclaircir, si possible, quelques points ou faits qui peuvent vous paraître douteux. Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus respectueuse. Pierre Vidal
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