Bordeaux Aquitaine Marine

Hôtel de la Marine

extrait de l’article de Jacques Merillau (Neptunia n°24, 1951) Place TOURNY, dans ce joli rond où des municipalités anciennes tolérèrent la construction de nouveaux étages - il est vrai que le Château Trompette n'est plus là, dont les batteries imposaient cette architecture sans hauteur - l'Hôtel de la Marine est resté inchangé, sans succomber à la facilité des surélévations dégradantes. Une façade toute simple, où les pleins et les vides se balancent harmonieusement, un étage à la Mansard aux ardoises luisantes, surmontant un entresol aux fenêtres cintrées, et un air un peu bourru d'enfant qui n'a pas grandi, dissimulent un authentique joyau. Dans le chassé-croisé des désaffections, des réemplois, des réquisitions ou autres calamités, l'Hôtel de la Marine, échappant avec une miraculeuse persévérance à tous ces hasards constitue à coup sûr, un cas exceptionnel. Construit à partir de 1758, à l'intention des Dames de la Foy qui ne l'occupèrent jamais, offert au Roy en 1763 pour y établir les bureaux des Classes et un magasin pour la Marine, y donner à Monsieur l'Ordonnateur un logement qui le mette à portée de remplir avec facilité les devoirs de sa charge, il n'a cessé depuis, sans aucune interruption de servir de cadre à l'activité de cette magistrale Institution créée par COLBERT, inusable comme elle, et comme elle, chef-d'œuvre définitif. Ministère de la culture (France), Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, Diffusion RMN-GP Mais si l'Hôtel de la Marine n'a pas eu d'histoires, il a une Histoire, L'évoquer, du moins pour ses origines, c'est faire revivre cette sombre période où la Guerre de Sept ans accumulait sur le Royaume les malheurs de toutes sortes. Intimement liée aux évènements maritimes de ce temps, où la Nation, dans un sursaut d'espoir, offrait au Roy une flotte, elle se confond avec l'histoire de notre Marine. A ce titre, si elle n'en avait d'autres, elle mériterait d'être racontée. Plus dramatique peut-être pour la GUYENNE que pour tout autre Province, la Guerre frappe durement nos populations maritimes, tarit les ressources et paralyse les échanges. Pourtant avec une unanimité d'autant plus touchante qu'elle se manifeste rarement, les Corps d'Etat, la Magistrature, la Chambre de Commerce, le Chapitre, les Corps des Métiers, les Religionnaires, feront assaut de générosité. Le 26 Avril 1763, un navire, "LE BORDELAIS", sera lancé avec plein succès, dont la construction aura été financée par ces dons. Et c'est par un détour bien inattendu que la Marine entrera en possession de l'Hôtel qu'elle a conservé jusqu'à nous. La Jurade, en effet, n'ayant pu s'acquitter du don de 50.000 livres qu'elle avait pris pour la construction du "BORDELAIS", offrit cet Hôtel au Roy en règlement de cette somme. Le 30 Septembre, l'Intendant BOUTIN se rend sur les lieux accompagné des Commissaires. Cérémonial habituel du temps, on allume du feu dans les cheminées, on ouvre et on referme portes et fenêtres en signe "de vraye et légitime possession". Remise des plans et des clés. Signature du procès-verbal. L'hôtel de la Marine est né. Il apparaissait alors tel que l'avait conçu en 1758 l'Architecte DARDAIT car, au moment de la cession, le gros oeuvre et la majeure partie de la disposition intérieure étaient achevés, Nos archives municipales conservent, échappés de justesse à l'incendie de 1862, trois plans au lavis de couleurs, que le feu a rongé, où le "Vu et approuvé" à la date du 11 Juillet 17589 et la signature de l'Intendant de TOURNY, voisinent avec celles de DARDAN et de BEZIAT, "charpentier de haute futaye". Ils laissent apparaître l'essentiel de ce qui avait été prévu pour les Damés de la Foy, et les dispositions intérieures de ce grand V, dont là base, élargie en pan courbe, constitue la façade principale sur la Place Tourny et les branches des ailes du bâtiment sur la rue Fondaudège et le cours de Verdun. Voici donc M. d'AUBENTON, Ecuyer, Conseiller du Roy en ses conseils, Commissaire Général de la Marine, Ordonnateur au département de BORDEAUX et de BAYONNE maître en ces lieir0 Faisant preuve du goût le plus sûrs partageant les vues de son Ministre, toujours prêt aux meilleures initiatives, il va mener de front avec un égal bonheur, la conduite des affaires de sa Charge et la transformation de l'Hôtel où il installe sans plus tarder, ses services. Un des premiers soucis de l'Ordonnateur sera de s'adresser aux Présidents Trésoriers de France pour leur marquer la "nécessité de faire établir des bornes en pierre devant l'Hôtel de la Marine, pour protéger les marins, ces hommes précieux, des dangers auxquels les voitures les exposent pendant qu'ils attendent d'être passés en revue". Et il obtiendra satisfaction. Presque en même temps, par un geste plein de courtoisie et de déférence envers son Ministre qui a pris à cœur la transformation de l'Hôtel, l'Ordonnateur sollicitait l'honneur d'y placer le portrait "en grand" de CHOISEUL. Et M. DALESME lui répondra de PARIS, le 16 Mai 1764 "J'ai présenté mon cher Ordonnateur votre mémoire à M. le Duc de CHOISEUL. Le Ministre m'a autorisé à vous mander qu'il donnait très volontiers son consentement et que vous étiez maître d'établir son portrait dans la nouvelle Maison qui est destinée à la Marine. Vous voilà par conséquent content". Pour cette raison comme pour d'autres, M. l'Ordonnateur eut certainement lieu d'être satisfait Les artistes à qui il confia la décoration de son Hôtel n'ont pas un nom illustre, mais ils s'acquittèrent de leur tâche avec un soin et un goût parfaits. Les Archives de l'Hôtel conservent une grande partie des correspondances, contrats ou mémoires relatifs aux travaux d'origine. Nous savons ainsi que MOITRIER reçut 288 livres pour le portrait de CHOISEUL, que le sculpteur FRANGIN qui fit à BORDEAUX une belle carrière et collabora avec l'architecte GABRIEL, reçut 350 livres pour la sculpture des Armes du Roy sur la porte d'entrée. Six autres sculpteurs travaillèrent à la décoration du "Salon de Compagnie" et du Bureau de l'Ordonnateur... L'énumération des travaux que, par contrat, LEFEVRE, RIOT, POWER, ROCHEFORT, METIVIER et GARNIER s'engagèrent à exécuter, permet de situer avec exactitude la part qui revient à chacun dans cet ensemble. Deux cents ans ou presque après M. d'AUBENTON, pénétrons à notre tour dans l'Hôtel. Les armes du Roy ont disparu de la clé de voûte de la porte d'entrée. Ce qui restait d'une pierre trop tendre que le temps avait rongé a dû être détruit. Cette sculpture était l'ornement unique de la façade et, par ses belles proportions, la place où elle se situait et son symbolisme lui donnait toute sa signification. Il en reste heureusement un moulage, et il est à souhaiter que les Beaux-Arts puissent, un jour prochain, consacrer un crédit à sa restauration. Voici la lourde porte cochère contre laquelle, dans la meilleure tradition bordelaise, brille doucement un gros heurtoir de fer poli. Le tumulte grandissant de la circulation moderne ne parvient plus qu'assourdi derrière ces murailles et ces panneaux épais, dans le vaste hall qui traverse l'immeuble où de belles colonnes semblent monter une attentive garde d'honneur. Là, primitivement devait se trouver la chapelle des Dames de la Foy. Précédée d'un petit vestibule, elle aurait occupé la hauteur du rez-de-chaussée et du premier étage. En rétablissant le plancher on a comblé le vide de cette nef, et il eut été bien difficile de lui trouver une meilleure utilisation, puisque c'est là qu'a été réalisé le beau "Salon de Compagnie". Le rez-de-chaussée de l'immeuble qui ne reçut jamais de décoration particulière, et qui fut toujours affecté aux bureaux, ne présente rien de remarquable, Quelques moulures, quelques encadrements de portes ou de fenêtres ont résisté aux entretiens ou réparations successives. Mais à côté du hall, voici le charmant escalier qui monte à l'étage de hauts pieds droits. Le fer forgé de sa rampe se détache sur le fond uni des murs, et n'était une frise au pochoir bien inattendue, rien ne semble avoir bougé ici. Vous ne seriez pas surpris si l'écho d'un clavecin se mourait sous la voûte et si M. l'Ordonnateur descendait à votre rencontre pour vous accueillir et vous faire les honneurs de sa maison. Sur le palier du premier étage, ce qui aurait été l'estrade de la chapelle est devenu le vestibule des appartements. Ne forçons pas l'intimité de M. l'Ordonnateur et prenons le corridor, à gauche. Une salle d'attente sombre et silencieuse. De grands canapés couverts en reps, une haute bibliothèque aux rideaux verts, figés dans une austérité de parloir de couvent. Les Dames de la Foy, fantômes mécontents hanteraient-elles ces lieux qu'elles n'ont pas connus ? Mais non. La porte s'ouvre à deux battants et luisant et doré comme un fruit mûr, voici le "Salon de Compagnie, le chef-d'oeuvre de la Maison. C'est une pièce grande sans être vaste, haute sans exagération et qui doit convenir aussi bien aux réceptions d'apparat qu'aux conversations au coin du feu, dans d'intimité familiale. Deux hautes fenêtres, qui donnent au Nord sur la cour intérieure de l'Hôtel, suffisent à éclairer ces boiseriE peintes uniformément d'un ton très doux de "gris de perle". où scintille de loin en loin l'or des encadrements. Quatre double-portes surmontées de peintures dans le genre de VERNET, marines, scènes de pêche, vues de ports, s'inscrivent dans les panneaux en boiseries qu'elles interrompent de part et d'autre du salon. Et ce beau décor semble tenir enfermée dans ses lignes, la magie des heureuses proportions. Dans son cadre doré surmonté de guirlandes, voici M. de CHOISEUL "en grand". Si MOITRIER n'eut pas le talent d'un LARGILLIERE ou d'un VAN LOO, il a peint cependant le Ministre avec une belle application, début sur un quai, montrant de son index pointé des vaisseaux qui croisent au loin, derrière lui, sur une mer tout unie. L'armure luisante sur le bel habit brodé, les talons rouges, les éperons argentés, font, avec la grande écharpe blanche qui flotte au vent et la Croix de Saint-Louis, un joli mouvement de couleurs. Un visage un peu pointu sous la perruque poudrée, un regard spirituel, une bouche gourmande et un air sarcastique et un peu distant, tel était sans doute ce grand seigneur, grand serviteur de la Marine, économe des deniers de l'Etat mais prodigue des siens, depuis 1766, toujours présent en ces lieux. Voici les "douze panneaux ornés de sculptures dans le haut avec le chiffre du Roy dans le médaillon ovale attaché par un noeud de rubans". Surmontant le tout, la grande corniche qu'exécuta RIOT déroule ses rinceaux de plâtre sculpté, entrecoupées d'ancres. Aux angles, les "huit cornes d'abondance dans les quatre en connieure" qu'il fit "au-delà du marché et de la police passée avec lui". Voici la belle cheminée de marbre blanc, "conforme pour la qualité à celle du salon de M. le Premier Président", que le marbrier BALTHAZAR PERRIER ne mit en place qu'en 1774. Ses jambages sculptés supportent un bandeau orné d'une cartouche aux ancres croisées. Au-dessus, le "haut trumeau pour la glace avec palmiers liés avec guirlandes de fleurs, médaillon dans le cintre aussi enveloppé de guirlandes". Voici l'autre trumeau pris entre les fenêtres et leurs lambrequins de bois doré. La console centrale, celle des encoignures furent sculptées par LEFEVRE et sont demeurées intouchées. A BORDEAUX, comme ailleurs, l'iconoclastie révolutionnaire détruisit beaucoup d'attributs de la Royauté. Il semble néanmoins que les hommes de 89 ne pénétrèrent dans l'Hôtel que sur la pointe des pieds. Les vaisseaux peints dans les dessus de portes ont vu leur pavillon blanc devenir tricolore et dans quelques médaillons,. la hache et le bonnet phrygien ont remplacé la pale d'aviron, bien peu monarchiste pourtant. Mais le travail est si bellement fait et cette substitution d'attributs paraît si naturelle qu'il serait bien dommage d'y changer quoi que ce soit. 89 est bien loin, et tout cela a pris la valeur d'un document. Un magnifique tapis d'Aubusson, aux tons charmants de vert, de brun et de bistre, fait regretter l'absence de beaux meubles du temps. Mais l'imagination les replace vite dans ce cadre parfait. Plus intime encore, moins précieux, voici de l'autre côté de la salle d'attente, le bureau de M. l'Ordonnateur. Une belle cheminée de marbre vert profond, une glace au cadre doré, des boiseries dissimulant des bibliothèques, et dans les angles arrondis, deux charmantes portes cintrées. Entre elles, un petit meuble à fronton encastré dans de vastes rayonnages à dossiers. Le calme et le recueillement règnent ici et une lumière égale fait luire doucement les belles reliures des dossiers anciens. Rien non plus n'a changé ici. Comme l'Inscription Maritime elle-même, le bureau de l'Ordonnateur semble défier le temps. Tout est demeuré dans sa fraîcheur première et nul n'a jamais porté la main sur ces objets vénérés, compagnons fidèles du labeur quotidien, pour céder à la tentation d'une transformation ou d'une amélioration supposée. En 1837, au moment où les propriétaires des immeubles de la Place Tourny demandèrent d'être relevés de la servitude qui limitait la hauteur des maisons, le Chef du Service de la Marine ne fera pas chorus avec eux. Se retranchant derrière des difficultés techniques, tout à fait justifiées d'ailleurs, le mauvais état des fondations et le peu de stabilité des terrains, il informera le Baron TUPINIER, Membre du Conseil de l'Amirauté en mission dans les ports, qu'une surélévation ne serait tolérable qu'en respectant une architecture d'ensemble. Peu souhaitable, elle serait aussi fort coûteuse. et l'Hôtel de la Marine ne' fut pas surélevé. Hélas les autres immeubles le furent et la physionomie de la place en est restée défigurée. Jacques Merillau (Donation René-Jacques, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, Diffusion RMN-GP) En classant Monument Historique, en 1932, les façades et le "Salon de Compagnie" de l'Hôtel de la Marine, l'Administration des Beaux Arts a mis à l'abri de toute aventure ces souvenirs précieux. Mais la précaution était inutile. Tous ceux qui ont servi dans l'Hôtel de la Marine ont aimé, soigné et entretenu pieusement ce cadre où leur carrière les appelait pour un temps. Témoin toujours vivant d'une époque reculée, l'Hôtel n'est pas seulement dans sa simplicité un peu démodée de grand seigneur, un joli morceau d'architecture. C'est aussi un symbole. La stabilité sur les positions acquises, la confiance et la certitude paisible dans l'avenir, et le Temps lui-même qui semble asservi à vos desseins, voilà bien les fruits précieux de la puissance maritime.” Jacques J. MERILLAU.
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