Bordeaux Aquitaine Marine
Prémices d’un musée
Jean-Pierre Alaux
Reproduction de l’article paru dans la Revue Neptunia n°3 de 1946, avec l’aimable autorisation de la rédaction.
Nous sommes en 1946. Jean-Pierre Alaux nous décrit les tenants et aboutissants de l’exposition d’histoire maritime tenue à Bordeaux cette année-là. Il conclue
son article en rêvant d’un futur Musée de la Marine pour Bordeaux. Ce sera chose faite avec l’ouverture en 1953 par le Le Musée de la Marine d’une antenne à
Bordeaux, située place Gabriel dans une aile de la Chambre de Commerce. Ce musée sera le plus visité de la ville (10.000 entrées par an en moyenne).
Hélas en 1976, la CCI décide récupérer les les lieux. Le musée doit fermer ses portes le 31 décembre 1977. De 1978 à 1982 un comité de défense du musée se crée
autour du Cercle de la marine. Plusieurs sites sont envisagés pour le reloger : la bourse maritime, un hangar du port, l’ancien bureau de la main-d’œuvre (BCMO),
l’ancienne gare d’Orléans. Hugues Martin, alors secrétaire départemental du RPR, propose un immeuble du quai Richelieu. Aucune solution n’aboutit,
essentiellement pour des raisons de coût ou de superficie.
Le 12 mai 1981, certains objets du musée, entreposés provisoirement dans des caisses au BCMO (dans des conditions jugées « pas convenables ») quittent
Bordeaux pour le Musée de la Marine de Paris. « À Bordeaux, dès que quelqu’un parle du port, tout le monde tourne le dos », se désole le journaliste Pierre
Cherruau dans « Sud Ouest ».
En 1984, Le Conseil municipal prévoit une section marine dans le futur musée d’Aquitaine de la rue Duffour-Dubergier. De1993 à 1997, un éphémère Conservatoire
International de la Plaisance fait office de musée, de même que l’ancien croiseur Colbert de 1993 à 2007.
Plus de soixante-dix ans plus tard, ce sont deux projets qui voient le jour, ceux de Stéphane Binaud (Musée d’Histoire Maritime de Bordeaux) et de Norbert Fradin
(Musée de la Mer et de la Marine). Souhaitons-leur bon vent.
Bordeaux au temps de la Marine en bois - Jean-Pierre Alaux
Depuis longtemps dormait dans une banlieue de Bordeaux une collection de navires anciens, la collection Carreire,
que seuls connaissaient bien quelques fanatiques de la Marine en bois. Il était question de mettre en valeur un pareil
trésor en créant à Bordeaux même un Musée digne de son passé maritime et colonial.
L'idée prit corps il y a quelques mois sur l'initiative de J.-G. Lemoine, Conservateur du Musée. Pour en préparer la
réalisation, les initiatives les plus dévouées firent merveille, et en quelques semaines, malgré d'énormes difficultés, le
Comité d'organisation brillamment présidé par M. le Médecin en Chef Galiacy, Directeur de l'École de Santé navale,
put réaliser le miracle d'inaugurer cette exposition dont le succès a été à tous points de vue, retentissant.
Le mérite en revient principalement à M. Salles, Président des Œuvres de mer de l'A.D.O.S.M., à M. Lulé Dejardin, son
trésorier, à MM. Mérillau et Moreau, pour qui la marine ancienne n'a pas de secrets, à MM. Arzac, Perrier, Védère,
Ducot qui, tous, se dépensèrent sans compter, et qui aidèrent au transport, au classement, à la mise au point des
modèles parfois très sérieusement avariés et dont il est urgent du reste de restaurer coques et gréements.
Figure de proue de la frégate "La Poursuivante" de 1796. (Musée naval de Rochefort).
La place nous manque pour dire ici tous les dévouements qui consacrèrent à cette œuvre le meilleur de leur temps et
de leurs compétences.
Mais ne tardons pas plus longtemps à décrire ce que fut cette étonnante réalisation qui, pendant plus d'un mois, attira
des foules considérables. Elles purent évoquer à leur aise l'époque déjà lointaine où Bordeaux, grand port colonial,
faisait le commerce avec les îles, où, quotidiennement, les quais voyaient accoster devant une forêt de mâts des
navires chargés de ces épices qui ont fait la fortune de l'Aquitaine.
Dans le fond de la galerie, comme pour présider à cette fête de la Marine en bois, voici la figure de proue de
l’Amphitrite. C'est sur ce bâtiment que Napoléon se rendit à l'île d'Aix en 1815. Telle une Victoire de Samothrace, les
plis de sa robe semblent plaqués par le vent du large sur son corps
souple et élancé.
A gauche, voici le Conquérant, vaisseau de 74 canons, une des plus
belles pièces de la collection Carreire. Il fit partie de l'escadre de
l'Amiral de Grasse pendant la guerre de l'Indépendance américaine.
Le modèle se présente toutes voiles dehors.
Son vis-à-vis est l'Etna, vaisseau de ligne russe. Son bout dehors
porte un petit mât de beaupré, qui fait dater ce modèle du début du
XVIIIe siècle.
Plus loin, une frégate de 38 canons, gréement sans voilure habilement restauré par Moreau.
L'Hecla, frégate danoise du Musée Carreire : le gréement mériterait une restauration soignée; la coque a des
lignes très pures.
Sirène ailée - figure de proue de la fin du XVIIIe siècle (Musée naval de Rochefort)
Nous voici maintenant au centre de la galerie, devant deux magnifiques pièces prêtées par le Musée Naval de
Rochefort : le Royal, grande coque qui servit jadis à l'instruction des gardes marines. A côté de lui une pièce de
premier choix, le Louis le Grand. Ce modèle magnifique avait grandement souffert de la guerre; littéralement
désemparé comme après le plus terrible des abordages, uns restauration provisoire a permis de lui donner une
honorable présentation. Mais il est désirable qu'il soit restauré et repeint : car un ignorant l'a repeint en blanc
et noir, qui sont les couleurs des bateaux de guerre de l'Empire, alors que sous Louis XIV ils étaient peints en
couleurs chamois et noir, rehaussées de bleu de roi, de rouge et d'or.
Dans une vitrine voisine, on est curieusement attiré par une gravure qui représente l'illustrissime et
révérentissime Henry de Sourdis, archevêque de Bordeaux, Primat d'Aquitaine et Commandant de l'Ordre du
Saint-Esprit. Ce haut prélat était aussi grand Amiral et commanda la flotte qui battit l'escadre espagnole devant Sainte-Marguerite. Les Bordelais sont très fiers de
leur Amiral-Archevêque, et ils eurent le plaisir d'entendre sur Henry de Sourdis une conférence de M. Dufour, de l'Académie de Bordeaux, conférence qui suivit
celle de Jean-Paul Alaux sur Magellan et le premier voyage autour du monde.
Dans une autre vitrine est exposé, un peu trop modestement, un très remarquable modèle en ivoire et en ébène prêté par MM. Guestier et Barton. C'est par ce
bibelot rare qu'on peut juger de l'habileté de main et des connaissances techniques de nos anciens marins.
Mais ces traditions ne sont pas perdues : car M. Moreau nous présente la Thétis, frégate de 38 canons, impeccable reconstitution de gréement de l'époque de
Dumont d'Urville.
Avant de passer dans la salle suivante, nous nous arrêtons devant deux charmantes évocations :
L'une est le cabinet d'un armateur au XVIIIe siècle : meubles anciens, tableaux, mappemondes, gravures, instruments nautiques cartes, rien n'y manque ; le passé
nous parle avec éloquence.
En face, nous apercevons la cabine d'un capitaine, avec ses coffres, ses
étoffes exotiques, souvenirs de doudous martiniquaises ; il y a même un
perroquet, vivant, et j'entends dire : « II dit être de l'époque... ». Dame, ils
vivent si longtemps ! Par la fenêtre, je vois avec émotion, pour y avoir
débarqué, le rocher du Diamant, tout ensoleillé sur une mer de turquoise. Ce
rocher historique, enlevé à la barbe des Anglais, fait vis-à-vis à la Montagne
Pelée.
Coque du vaisseau "Le Royal" (Musée naval de Rochefort)
Dans la galerie qui suit, foisonnent sur les tables, dans le stand, dans les
vitrines et sur les murs, une fastueuse collection de cartes, modèles, livres,
bibelots, instruments nautiques. Beaucoup d'entre eux sont prêtés par M.
Mérillau, dont on devine l'amour pour la Marine ancienne par la qualité de
ses pièces de collection.
Il y a des sabres d'abordage qui furent portés par nos valeureux ancêtres, des
modèles de canons solaires. Aux murs, des tableaux de naufrages et de ports
par les Joseph Vernet, Ozanne et par Garneray présent à l'appel avec une vue
du port de Bordeaux.
On a l'impression dans ces salles de respirer une odeur de rhum, de vanille et de cannelle, et l'illusion, le jour de la clôture, était d'autant plus grande que les
Bordelais eurent le plaisir d'avoir un spectacle de danses et de chants exécutés par une troupe antillaise dans leurs costumes des Iles du temps jadis. « Adieu,
foulard, adieu madras », chantés avec le doux parler créole.
Nous ne doutons pas qu'après une exposition, aussi brillante on ne puisse réaliser ce rêve de tant de Bordelais, amoureux de leurs traditions maritimes et
coloniales : avoir un Musée de Marine. Là notre jeunesse pourra prendre ce goût de la mer et des voyages qui nous a valu notre empire colonial, qui a fait de la
France d'outre-mer un très grand pays.
Jean-Paul ALAUX,
Membre du Conseil au Yacht-Club de France.